Si pour la gauche radicale américaine, le New York Times est le symbole de l’Establishment et «l’organe de l’Empire», le célèbre quotidien de la 43e rue n’est pas loin d’être perçu, à droite de la droite, comme un journal subversif et antipatriotique. Dans cette mise au pilori, les premiers lui reprochent son «parti pris» dans les conflits des Balkans des années 90 ou sa «préparation de l’opinion publique» à l’invasion de l’Irak en 2003. Les seconds égrènent une longue suite de «trahisons et de félonies» et, en particulier, sa collaboration avec WikiLeaks dans la diffusion, en 2010, de rapports confidentiels de l’armée et de la diplomatie américaines, les fameux Warlogs et Cablegate.
Fin août, le New York Times s’est placé une nouvelle fois dans la ligne de tir de ses détracteurs les plus conservateurs en décidant de coopérer avec le quotidien britannique de centre-gauche The Guardian dans le traitement des informations détenues par l’ancien agent de la NSA (National Security Agency), Edgar Snowden. Le journal a fait ce choix en dépit des mises en garde de l’administration Obama et contre le sentiment d’une partie significative de l’opinion qui, lorsqu’il s’agit de secret et de sécurité, tend généralement à défendre la position des autorités.
Au risque de se voir reprocher sa prétention et son élitisme, le New York Times se pose une nouvelle fois en garant des institutions et de la Constitution américaines. Comme il l’avait fait, en 1971, en publiant les Dossiers du Pentagone, des documents secrets qui prouvaient que la guerre au Vietnam avait été vendue au public américain, de l’aveu même du ministre de la Défense de l’époque Clark Clifford, sur base de «fausses prémisses et de fausses promesses».
Garant de la Constitution
Le Times cristallise dans une certaine mesure le réveil d’une Amérique éclairée et pondérée, soucieuse de défendre les garanties individuelles et la séparation des pouvoirs inscrites dans la Constitution, après des années Bush marquées par de graves dérives et des années Obama plombées par les révélations sur la surveillance exercée par la NSA.
Pour ces cercles «libéraux», l’Amérique doit respecter les principes essentiels de l’Etat de droit et, dans ce cadre, la presse doit assumer son rôle de «chien de garde» face aux institutions officielles. Un récent sondage du Pew Research Center montre d’ailleurs que cette fonction de «watchdog» est cautionnée par 68% du public. Dans cet esprit, révéler les abus du gouvernement n’est pas une «trahison» mais un acte de patriotisme. Les «traîtres» sont ceux qui violent les garanties constitutionnelles et non pas ceux qui les dénoncent.
Si le New York Times se réclame du Quatrième Pouvoir, sacralisé par le Premier Amendement de la Constitution et les jugements de la Cour suprême, il défend également la mission spécifique de la presse face au «Cinquième Pouvoir», cette nébuleuse de blogueurs, de hackeurs et de lanceurs d’alerte qui, ces dernières années, ont régulièrement bouleversé le monde de l’information.
Si les réseaux sociaux et ceux que le journaliste de la BBC, Nik Gowing, dénomme les «faiseurs d’infos» ont enrichi la médiasphère, ils l’ont aussi compliquée et en partie polluée. Tout en se branchant sur ces nouvelles sources d’informations et d’opinions, le New York Times prétend réaffirmer le rôle indispensable du journalisme dans un environnement gorgé de faits non vérifiés, d’opinions exaltées et d’images truquées. Il entend démontrer et préserver le rôle de médiation de la presse, d’une presse professionnelle, face aux confusions et aux risques d’un «journalisme dit citoyen», opérant sans entraves mais aussi sans règles.
Comme l’illustre le film sur Wikileaks, The Fifth Estate (Le Cinquième Pouvoir), dont la sortie est prévue en octobre, la grande presse traditionnelle, à l’image du New York Times, regarde avec circonspection ces nouveaux acteurs de l’information et, en particulier ceux qui, à l’instar de Julian Assange, justifient la diffusion massive d’informations confidentielles au nom du dogme de la transparence. Elle doute de leur agenda politique et se méfie de leur «immaturité». Elle craint aussi qu’ils n’offrent des arguments aux intégristes de la surveillance à tout prix. «Même si Assange ne s’en rend pas compte, l’autre face de l’utopie positive de la transparence est celle de l’utopie négative du Big Brother qui nous surveille, le Dieu totalitaire du contrôle permanent sur les citoyens», écrit Lluis Bassets, directeur adjoint du quotidien madrilène El Pais, dans un livre récent (El Ultimo Que Apegue La Luz) qui évoque les rapports entre Julian Assange et les journaux qui collaborèrent avec lui en 2010.
Un journalisme de vigilance ET de responsabilité
C’est au nom du journalisme, de son ambition de surveiller les pouvoirs et de donner un sens à l’actualité mais aussi «d’agir avec responsabilité», que le New York Times décida en 2010 de publier les informations subtilisées par Bradley Manning et déversées en vrac par WikiLeaks. En les sélectionnant, en les validant, en les contextualisant, en les expliquant. En les contrôlant. «Nous savions que notre travail pouvait être fait dans le cadre de la loi, mais nous ressentions une immense responsabilité morale, explique Bill Keller, l’ex-directeur du New York Times. Nous avons gommé les noms des personnes qui avaient parlé à des soldats ou diplomates américains. Nous avons éliminé les détails qui pourraient révéler des opérations de renseignements encore en cours ou des tactiques militaires. Nous avons pris contact avec la Maison-Blanche pour avoir ses réactions à des articles que nous envisagions d’écrire. Nos reporters ont apporté du contexte, de la nuance, du scepticisme.»
La voie sur laquelle s’est engagé le New York Times ne convaincra pas ceux qui l’accusent d’être le navire-amiral médiatique de l’Establishment ou, au contraire, le sous-marin de la subversion, mais son positionnement entre l’Etat et les activistes du Cinquième Pouvoir le place au centre d’enjeux considérables qui nous concernent tous, car ils définissent la réalité de la démocratie et les responsabilités du journalisme au temps des cyber-citoyens, des Big data et des Big Brothers.
«Le rôle premier du journaliste libre dans une société libre n’est pas de fouiller dans la boue, même si je suppose que ça en fait aussi partie», disait I.F. Stone, l’icône du journalisme américain de contre-pouvoir. «Notre vrai défi est de fournir une meilleure compréhension des complexités dans lesquelles notre pays, nos concitoyens et notre époque sont englués. Notre premier boulot n’est pas de déshonorer ou de diffamer, mais de donner du sens.»
Le rôle premier du journalisme est aussi de remettre les pouvoirs à leur place, à celle que prévoit la Constitution. «La Cour suprême a accordé une liberté extraordinaire à la presse américaine, écrivait le regretté Anthony Lewis, chroniqueur du New York Times, dans Freedom For the Speech You Hate, sa “biographie du Premier Amendement”. «La presse doit en échange faire preuve de courage au bénéfice de la société. Elle doit en particulier résister à l’attrait de l’obéissance au pouvoir. C’est ainsi seulement qu’elle pourra accomplir sa fonction patriotique qui est d’exiger du gouvernement qu’il rende des comptes.»
POST SCRIPTUM
Voici un récent exemple de cette politique éditoriale du New York Times, un article fondé sur les documents d’Edgar Snowden et rédigé par James Risen, un journaliste poursuivi par ailleurs dans une autre affaire de “fuite” sur un programme secret d’écoute, à l’époque de l’administration Bush.
Et un exemple aussi des critiques dont fait l’objet le journal, ici de la part de Seymour Hersh, célèbre journaliste d’investigation qui trouve la presse américaine trop timide face à l’administration Obama.