Le 12 septembre 1973, au lendemain du coup d’Etat au Chili, je me trouvais à l’Escorial, haut-lieu du conservatisme espagnol, à une quarantaine de kilomètres de Madrid. Hébergé dans une pension austère, sans radio ni téléviseur, j’avais raté l’information. En bas, à la réception, le patron, le nez dans les pages sportives du quotidien local, se contenta de m’indiquer en bougonnant où je pouvais petit-déjeuner.
C’est dans un bar enfumé, à quelques mètres de là, que j’appris la nouvelle. Debout le long du comptoir, devant des cafés et des cajarillos (café enrichi au cognac) serrés, des ouvriers pestaient contre les militaires et les « bourgeois » de Santiago. Sur l’une des tables, trainait un exemplaire du journal d’extrême droite El Alcazar sur lequel un client avait griffonné un rageur « fascistas ». Dans cette Espagne du franquisme finissant, le coup d’Etat au Chili réveillait de sombres souvenirs, comme si l’histoire se répétait cruellement. Le putsch était vécu comme un événement local, personnel.
Un peu partout en Europe, depuis l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende et de son gouvernement d’Unité populaire en 1970, tous les milieux politiques avaient suivi l’actualité chilienne comme si c’était la leur. Elle était au cœur d’interrogations essentielles sur les moyens et la fin de l’action politique, la réforme et la révolution, la liberté et le socialisme, les relations entre l’Amérique latine et « l’Empire américain » ou encore la théologie de la libération.
En France, où la gauche commençait à croire à ses chances d’accéder au pouvoir avec une coalition qui rappelait celle de l’Unité populaire, Santiago était presque devenue un faubourg de Paris. En fait, toutes les forces politiques européennes avaient « leurs » correspondants chiliens : la gauche, dans toutes ses formes, révolutionnaire, social-démocrate ou catholique ; la Démocratie chrétienne qui, ni chicha ni limonada, hésitait entre le légalisme et le recours à l’armée; la droite, pour qui le Chili socialiste était devenu un épouvantail, un lieu maudit marqué par des occupations d’usines et « l’extorsion des possédants ».
Après le coup d’Etat, la solidarité avec les réfugiés politiques chiliens fut intense. Le Chili du général Pinochet devint un marqueur politique majeur. Avec, en Europe, François Mitterrand et Willy Brandt exprimant leur solidarité avec l’opposition démocratique, tandis que Margaret Thatcher courtisait le général. Avec, à Washington, le sénateur démocrate Edward Kennedy militant pour des sanctions contre le régime militaire, alors que Richard Nixon et Henry Kissinger se félicitaient d’un coup d’Etat qu’ils avaient en partie manigancé.
Retour en arrière
Quarante ans ont passé et l’attention que l’on porte aujourd’hui à cet anniversaire souligne l’importance historique et emblématique de l’événement. Mais ce retour en arrière met aussi en exergue l’immense changement qui s’est effectué sur le terrain de la solidarité internationale.
Pendant quelques années encore, après le putsch de 1973, l’opinion publique occidentale se mobilisa pour des causes politiques géographiquement lointaines mais politiquement proches. Pour le Brésil régenté depuis 1964 par un régime militaire, pour l’Argentine terrorisée par le général Videla, pour le Nicaragua sandiniste se rebellant contre le satrape Tachito Somoza, pour le Salvador plongé dans la guerre civile.
Certains militaient par idéologie partisane, d’autres parce qu’ils étaient inspirés par la « doctrine des droits de l’homme » portée depuis 1961 par Amnesty International. Mais tous croyaient que leur action valait la peine et que l’après Pinochet ou l’après Somoza déboucheraient inévitablement sur le progrès, la liberté ou le socialisme.
Aujourd’hui, presque personne ne manifeste pour défendre une cause rebelle ni même pour dénoncer la violence, le putschisme ou la barbarie. Personne pratiquement ne marche pour la Syrie ou l’Egypte. Comme, hier, presque personne ne protesta contre la sale guerre en Algérie, le génocide au Rwanda ou les massacres de civils au Sri Lanka.
“Notre sang, meilleur marché que le vôtre?”
« Pourquoi ce silence ?, s’interrogeait un réfugié syrien interviewé par la BBC. Parce que nous sommes musulmans ? Parce que notre sang est meilleur marché que le vôtre ? ». La même question avait été posée lors des tragédies de l’Afrique centrale : « pourquoi cette passivité ? Parce que nous sommes Noirs ? »
Il est difficile et délicat de tenter de répondre à ces questions indignées. Sans doute y-a-t-il dans ce silence ou cette indifférence une méfiance à l’égard de l’islamisme, voire même de l’islam. Sans doute y-a-t-il une dose d’ethnocentrisme, voire de racisme. Lors du génocide rwandais, le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros Ghali, avait d’ailleurs stigmatisé « l’indignation sélective », en comparant l’inaction occidentale en Afrique centrale à l’attention portée au conflit des Balkans.
Et pourtant, la mobilisation contre l’apartheid dans les années 80 et 90 nuance dans une certaine mesure ces explications et accusations. En Europe et aux Etats-Unis, des millions de personnes marchèrent, protestèrent, pour Nelson Mandela. Comme elles l’avaient fait, quelques années plus tôt, pour Martin Luther King et l’égalité raciale aux Etats-Unis.
I have a dream…
Et si, précisément, la phrase de Martin Luther King, son fameux I have a dream, prononcée il y a cinquante ans devant le Lincoln Memorial à Washington, résonnait aujourd’hui comme un rêve impossible. « Il n’y a pas de bonne alternative », semblent dire ceux qui, aujourd’hui, rechignent à se mobiliser.
Ce désamour a commencé il y a longtemps déjà, au fur et à mesure que les « victoires révolutionnaires », à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou au Nicaragua, se sont enlisées dans les désillusions, les trahisons, l’autoritarisme et la corruption. A cette perdition des mouvements « progressistes », s’ajoute depuis quelques années le désarroi provoqué par des conflits, souvent de nature ethnique ou religieuse, au sein desquels il est extrêmement difficile de trouver un camp à défendre et auquel s’identifier.
Pratiquement partout, de l’Irak à la Syrie, du Congo à l’Egypte, les factions en présence brouillent les repères qui, hier, avaient balisé la solidarité : l’espoir d’un monde meilleur ou le sentiment de partager des mêmes valeurs de progrès ou d’humanité. Même si, dans ces pays, il y a de nombreuses personnes porteuses de valeurs universelles, elles semblent écrasées, mises hors-jeu. Elles sont aussi presque invisibles, tant l’information se focalise sur le choc des extrêmes et néglige les voix de ceux, démocrates et modérés, qui refusent la stratégie de la terreur et la politique du pire.
Dès lors, la solidarité, hier politique ou idéologique, est, au mieux, humanitaire : elle se porte sur les victimes civiles broyées par la guerre et s’éloigne de rebelles et d’opposants que l’on craint autant que le pouvoir en place. Face à cette « extension du domaine de la barbarie », comme l’écrit Pierre Coopman, les citoyens d’ici restent chez eux, détournant le regard, résignés à l’impuissance, au bord de l’indifférence. Damas est devenue le cimetière de l’espérance et de la solidarité.