Les ravages du narcototalitarisme

On se serait cru à l’opéra quelques minutes avant le lever de rideau, quand l’orchestre teste ses instruments. La salle bruissait de mille conversations, les techniciens toussotaient dans les micros, les interprètes piaillaient dans leurs cabines.

Mais on n’était pas à l’opéra. A l’entrée, des gardes sourcilleux vérifiaient scrupuleusement les badges. Des policiers en uniformes circulaient avec des chiens dans les couloirs. Un peu partout, des hommes au visage revêche, un écouteur à l’oreille, étaient sur le qui-vive, leurs costumes craquant sous des muscles hypervitaminés. Bienvenue à San José du Costa Rica, à la conférence de l’Unesco sur la liberté de la presse 2013. Avec «en tête d’affiche», les narcos et leur violence contre les journalistes latino-américains.

«Je devrais être mort». En attendant l’ouverture de la conférence, je relisais le discours que m’avait laissé, en 1999 à Bogota, Jesus Blancornelas, le directeur de l’hebdomadaire mexicain Zeta. «Dix hommes en embuscade m’ont tiré dessus», écrivait-il. «J’ai vu l’un d’eux, j’ai vu son pistolet cracher des balles dans le fracas d’un éclair. C’était un 9 millimètres. Je ne l’oublierai jamais. Mon garde du corps m’a protégé. Il a été criblé de 38 balles, moi, j’en ai reçu quatre… Je me suis mis à prier à voix haute: mon Dieu, je me remets entre tes mains.»

Cet attentat s’était déroulé en 1997, à Tijuana, à proximité des bureaux de ce journal parti en croisade contre les barons de la drogue. Deux ans plus tard, Jesus Blancornelas avait reçu le Prix mondial Unesco/Guillermo Cano de la liberté de la presse et, malgré les risques, il avait osé se rendre en Colombie, alors située au cœur de la planète narco, pour témoigner, «pour ne laisser aucun journaliste seul face aux trafiquants».

Jesus Blancornelas est décédé en 2006. Juste au moment où le président mexicain Felipe Calderon, excédé par la violence des cartels de la drogue, décidait de lancer les forces armées dans la bataille. Au cours des six années de son mandat, plus de 45.000 personnes – des trafiquants, des militaires, des policiers mais aussi des civils – ont été tuées dans des actes de violence liés au trafic de stupéfiants.

Ce chiffre hallucinant ne décrit que très imparfaitement l’impact de la narco-violence sur la société mexicaine. Même si les autorités s’évertuent à expliquer que cette violence ne touche «que» quelques Etats du pays, même si l’économie du Mexique ne semble pas souffrir de cet état de guerre, la brutalisation imposée par les narcos et leurs complices au sein des forces de sécurité est dévastatrice.

Dans les régions où ils règnent sans partage, les hors-la-loi pratiquent une forme de régime qu’il faut bien qualifier, sans emphase, de «narcototalitarisme». Privés de la protection de l’Etat, les citoyens sont «atomisés» au milieu d’un système de délation et de rétorsion qui étouffe la société et désagrège les liens sociaux et familiaux. Ils ne peuvent plus faire confiance à personne: ni à la police, ni à la presse, ni à leurs voisins, ni même parfois à leurs parents. L’impunité des tueurs est totale, projetant la population dans un sentiment débilitant de vulnérabilité et d’impuissance.

Dans certains Etats, comme le Zacatecas, au nord de Mexico, les Zetas, des paramilitaires défroqués d’une unité d’élite de l’armée mexicaine, contrôleraient pratiquement tout le territoire. «Les forces de police communales et de l’Etat sont soit terrorisées soit achetées. L’Etat n’appartient pas à ses citoyens», déclarent des reporters de la presse locale qui, intimidés eux aussi, n’osent plus rien écrire sur les narcos.(Lire à ce sujet The Zacatecas Rules: Cartel’s Reign Cannot Be Covered par Mike O’Connor, dans Attacks on the Press 2013, Committee to Protect Journalists)

Dans les années 1980 et 1990, la Colombie avait connu une forme semblable de «dictature de la délinquance» dans certaines zones rurales contrôlées par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ou les groupes paramilitaires d’extrême droite. Toutefois, contrairement aux FARC, qui se réfèrent de manière embrouillée au marxisme-léninisme des années 1960 et aux paramilitaires, qui s’inscrivent dans la tradition fasciste latino-américaine, les cartels mexicains n’ont pas, à proprement parler, de projet politique. Adeptes d’idéologie martiale et parfois de religiosité prolétaire avec le culte de la Santa Muerte, ils se meuvent essentiellement dans un «primitivisme politique» assez proche des discours sommaires des milices d’extrême droite des Etats-Unis, fous de Dieu et des armes à feu. «L’illégalité, le chaos, l’anarchie, sont devenus un but en soi», écrit le photojournaliste et anthropologue hollandais Teun Voeten dans Narco-Estado (Editions Lannoo, 2012).

Le narcototalitarisme mexicain constitue une forme d’archipel, constitué d’îlots hors la loi: les villes le long de la frontière avec les Etats-Unis, Culiacan dans l’Etat de Sinaloa, la Costa Chica du Guerrero ou le bassin occidental du fleuve Balsas dans l’Etat du Michoacan, Veracruz sur la côte atlantique. Il dessine un monde apparemment détaché des zones majoritaires du pays et, en particulier, de Mexico et de ses 20 millions d’habitants, où les échos de la guerre de la drogue semblent parfois venir de territoires étrangers.

Paradoxalement, l’émergence de ce phénomène de «régions faillies» coïncide avec l’existence, au niveau national, d’un gouvernement doté formellement de toutes les institutions qui caractérisent l’Etat de droit, d’une économie en croissance et d’une société en quête de participation démocratique et en prise avec la modernité. Toutefois, ces «régions cassées», soumises à la terreur des narcos, ne sont pas des enclaves déconnectées du reste du pays. Les ressources qu’elles génèrent alimentent l’économie nationale et sans la passivité ou la complicité de membres, puissants ou modestes, des institutions de l’Etat, les gangs de Ciudad Juarez ou de Reynosa n’auraient pu développer leurs activités de manière aussi paroxystique.

Que faire face à ce narcototalitarisme qui gagne peu à peu l’Amérique centrale et en particulier le Honduras, le pays le plus dangereux du monde, où la peur s’étend pratiquement sur l’ensemble du territoire? «Franchement, je ne vois pas de solution facile», écrit Teun Voeten, en évoquant «la corruption endémique des autorités», mais aussi la responsabilité des consommateurs de drogue et celle des Etats-Unis, dont les lois sur les ventes d’armes ou le blanchiment d’argent sont d’un laxisme effarant.

«La violence de la drogue au Mexique, prévenait-il, a des implications sociales et politiques immenses. L’érosion de la société civile, sa domination graduelle par le crime organisé, l’émergence d’une nouvelle classe de gens exclus et jetables choisissant une carrière criminelle qui conduit à une mort certaine, la dévaluation de la vie humaine: tous ces éléments présentent un scénario cauchemardesque. Le pire serait de fermer les yeux.»

Dans un monde globalisé, où le sniffeur d’ici contribue à assassiner des gens là-bas, le pire serait de penser que nous ne sommes pas concernés.

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Une réponse à Les ravages du narcototalitarisme

  1. Tony Meuter dit :

    La liberté de la presse est juste quand elle n’est pas réservée aux médias et à la distribution de quelques potentats locaux. La situation des médias dans plusieurs pays d’Amérique latine, centrale surtout, reflète la déliquescence du secteur public et son incapacité à protéger ses journalistes. Cela est malheureusement logique dans une société où les inégalités font loi. Cette évolution dangereuse menace aussi en Europe. Les articles de M. Marthoz sont toujours aussi éclairants.

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