Tunis, fin octobre. Notre interlocuteur prononce sa sentence : « Mais, mon cher Monsieur, vos amis ne représentent personne ! » Et, content de son effet, il remue lentement son thé à la menthe, en regardant furtivement les quelques touristes qui piaillent dans le lobby de l’hôtel.
Ce notable, onctueusement converti à la « démocratie nadhaouie », ne comprend pas pourquoi je m’intéresse aux avis de ces indépendants, de ces impertinents, de ces « libéraux-démocrates », qui luttent contre le détournement de la révolution tunisienne par les islamistes et les tourne-casaque de l’ancien régime.
Non, vraiment, il ne comprend pas pourquoi je ne m’accommode pas de la nouvelle réalité qui se déploie sur le monde arabe. « Dans la majorité des pays arabes, la population n’a rien à faire de ces militants de la laïcité, de l’égalité ou de la liberté à l’occidentale. Tournez la page. »
Quelques jours plus tard, autre décor, même thème. Dans un superbe immeuble ottoman d’un quartier branché d’Istanbul, à quelques pas du Bosphore, une journaliste turque, laïque et progressiste, me présente les convives invités au dîner. Et puis, elle s’exclame, ironique : « Mais, vous savez, nous ne représentons presque personne. »
« Nous ? » « Oui, nous, les journalistes, les intellectuels, les militants de la société civile qui ne nous reconnaissons pas dans la vieille élite ultranationaliste et pseudo-laïque kémaliste ni dans les parvenus islamistes de l’AKP », le Parti de la Justice et du Développement du premier ministre Erdogan. « Combien sommes-nous en Turquie à vraiment lutter pour une nation moderne et apaisée, débarrassée de ses intolérances et de ses extrémismes ? Dix, quinze pour cent ? »
Ces deux conversations me projettent 30 ans en arrière. En 1982, en pleine crise des euromissiles, j’avais accompagné pour Le Soir une délégation pacifiste belge à Moscou. Après les échanges de politesse habituels et une solide séance de langue de bois, un général de l’armée rouge, lesté de pesantes médailles, s’était énervé, lorsque j’avais évoqué le sort des dissidents, d’Andrei Sakharov, des membres du Comité indépendant pour la paix. « Mais ces gens-là ne représentent personne », s’était-il étranglé, comme si j’avais osé célébrer Trotski lors d’une séance du Politburo sous Staline.
En fait, le vieux général n’avait pas tort. Lorsque les électeurs russes eurent enfin le droit de voter, ils n’accordèrent pas leurs suffrages à ces dissidents, à ces don Quichotte, qui avaient pris le risque de défier le pouvoir. Ils leur préférèrent les oligarques, les kleptocrates et les KGBistes non réformés, qui l’avaient confisqué.
Loin de moi l’idée de jeter les urnes avec l’eau du bain. Il y a eu bien sûr des exceptions à cette manie des électeurs de ne pas récompenser ceux qui, sous l’Ancien régime, avaient pris des risques pour eux. En Pologne, en 1990, les électeurs plébiscitèrent Lech Walesa qui avait mené le combat du syndicat Solidarité. En Afrique du sud, en 1994, ils votèrent massivement pour Nelson Mandela. Mais le firent-ils parce qu’ils croyaient aux valeurs de liberté et de justice que ces deux dissidents avaient incarnées durant leurs années de lutte contre la dictature ? Où votèrent-ils d’abord et moins altruistement pour une personnalité qui incarnait leur propre communauté, la majorité catholique polonaise ou la majorité noire sud-africaine ?
« L’électeur a toujours raison », ne cessent de dire les politologues lors des soirées électorales. L’adage tient la route, lorsqu’il s’agit de départager des candidats qui défendent, au-delà de leurs différences partisanes, un socle commun de valeurs et de principes. Mais il perd de sa pertinence lorsque les électeurs choisissent majoritairement des partis qui, sous prétexte de sortir leur pays de l’ornière, les envoient sur les chemins cabossés du nationalisme, du fondamentalisme ou de l’extrémisme.
L’électeur a-t-il raison, en Egypte, lorsqu’il choisit massivement les Frères musulmans et les salafistes ? A-t-il raison, en Hongrie, lorsqu’il donne le pouvoir à un Premier ministre qui impose une conception réactionnaire de la nation, contre les valeurs proclamées de l’Union européenne ? A-t-il raison, en Israël, lorsqu’il marginalise les partisans d’une solution équitable et pacifique du conflit avec les Palestiniens ? A-t-il raison, en Flandre, quand il choisit la N-VA et joue à la roulette russe avec l’avenir de la Belgique, de l’Europe et de sa propre région ?
C’est dans ces moments-là, quand une majorité s’enferre et s’égare, qu’une nation a plus que jamais besoin de ces « gens qui ne représentent personne ». De ces gens, comme l’écrivain Alaa al-Aswany au Caire, le prix Nobel de Littérature 2002 Imre Kertész à Budapest, David Grossman à Jérusalem ou Tom Lanoye à Anvers, qui pensent à contresens des grands boulevards du conformisme.
Contre la majorité de l’opinion drapée dans les plis de drapeaux identitaires, ils sont ceux qui préservent les valeurs universelles qui permettront à leur pays de s’apaiser et de progresser, une fois la folie grégaire dépassée. Contre les dirigeants arrogants ou exaltés qui se présentent comme des guides de leur nation alors qu’ils en sont les naufrageurs, ils sont ceux qui, envers et contre tout, brandissent le fanal de la raison. Très souvent, les nations – ou les institutions – doivent leur survie, voire leur rédemption à ces personnages rabroués, qui vivent sans galons ni décorations et parfois même meurent sans fleurs ni couronnes, isolés ou exilés.
Ces derniers jours, après les élections américaines, tous les regards se sont portés sur le passage de relais au sein du Parti communiste chinois. La plupart des commentateurs, absorbés dans leurs réflexions érudites sur l’économie ou la géopolitique, n’ont pas eu le temps d’évoquer le Prix Nobel de la Paix 2010, Liu Xiaobo, condamné en décembre 2009 à onze ans de prison. Et pourquoi l’auraient-ils fait ? Face aux hiérarques du Parti, face aux centaines de millions de Chinois qui se satisfont de produire et de consommer, l’auteur de La philosophie du porc « ne représente personne, n’est-ce pas » ?
Vraiment ? « Liu Xiaobo n’est pas le leader d’un mouvement de masse, écrit le sinologue Jean-Philippe Béja. Mais il représente sans doute un courant d’opinion qui n’en traverse pas moins l’ensemble de la société chinoise. » Un courant d’opinion dont dépendra, selon la formule du dissident Wei Jingsheng, la « cinquième modernisation » de la Chine : celle de la démocratie.
J’aurais préféré en leur temps Erasme au Pape Alexandre VI Borgia, Sébastien Castellion à Calvin, Edward Murrow à Joe McCarthy, Andrei Sakharov à Léonide Brejnev, Pablo Neruda à Augusto Pinochet. Je préfère aujourd’hui l’écrivaine féministe Nawal el Saadawi à Mohamed Morsi, la militante des droits humains Tania Lokshina à Vladimir Poutine, Nasrin Sotoudeh et Jafar Panahi, prix Sakharov 2012, à Mahmoud Ahmadinejad.
Sans doute, ces esprits libres « ne représentent-ils personne », mais ils incarnent ce qu’il y a de plus noble dans notre commune humanité. Et ils sont ceux qui, dans ce monde blafard et désorienté, nous empêchent de totalement désespérer.
Cet article … quelle bouffée d’oxygène !!!