Les violences déclenchées par le film L’innocence des musulmans ont, une nouvelle fois, démontré l’importance du facteur religieux dans les relations internationales et son imbrication explosive dans le processus de globalisation. Aucun acte local, fût-il le plus stupide, n’échappe au regard du monde.
La diplomatie américaine accorde une place particulière à la religion. Chaque année, le Département d’Etat publie un Rapport sur la liberté religieuse dans le monde et une Commission fédérale est chargée de suivre cette question au jour le jour et de formuler des recommandations à la Maison-Blanche et au Congrès. Les Etats-Unis condamnent régulièrement des pays autoritaires, comme l’Iran ou la Chine, qui persécutent des minorités religieuses, mais aussi des démocraties européennes, accusées d’interdire le voile islamique ou de harceler des groupes soupçonnés de dérives sectaires.
Toutefois, lorsqu’il s’agit d’appliquer leurs principes au reste du monde, les Etats-Unis souffrent d’une réelle schizophrénie. Car s’ils défendent la liberté religieuse la plus large, ils sont aussi tenus de respecter le Premier amendement de la Constitution, qui consacre de manière quasi absolue la liberté d’expression. Or, celle-ci s’octroie pratiquement toutes les libertés, même celle de promouvoir la haine antimusulmane et le blasphème, même celle de produire et de diffuser L’innocence des musulmans.
C’est dans ce dilemme que l’administration Obama s’est retrouvée coincée, lorsqu’elle a dû répondre aux violences qui ont suivi la diffusion du film islamophobe. Forcée au grand écart, la politique extérieure américaine risque ainsi à tout moment d’apparaître contradictoire, hypocrite ou ingénue.
Le candidat républicain à la présidence Mitt Romney a d’ailleurs cherché à tirer parti de la situation, en accusant le président Obama de remettre en cause le Premier amendement de la Constitution. Même s’il prenait ainsi le risque de rompre un tabou, en critiquant le chef de l’Etat au moment d’une grave crise internationale, Mitt Romney savait qu’il relayait les sentiments islamophobes d’une partie significative de l’électorat ultra-conservateur, dont il brigue les voix : 54 % des Républicains auraient, en effet, une image négative de l’islam. Il savait aussi qu’il réveillait de manière pernicieuse la rumeur, très répandue au sein de la droite américaine, selon laquelle Barack Hussein Obama serait « en fait » musulman.
Sur 314 millions d’Américains, seuls 2,6 millions sont musulmans et, selon une étude du très sérieux Pew Research Center, ils appartiennent majoritairement à la classe moyenne, en partagent largement les valeurs, s’opposent massivement à l’extrémisme religieux et votent pour le Parti démocrate. L’islamophobie qui sévit aux Etats-Unis est surtout alimentée par l’actualité du Moyen-Orient et par les attaques qui visent les Etats-Unis ou Israël. Mais elle n’est pas un phénomène spontané : la haine de l’islam est attisée, crûment et systématiquement, par des réseaux très bien organisés, qui occupent bruyamment la sphère médiatique, en particulier l’Internet.
Ces groupes, dont une étude du Center for American Progress a récemment établi la cartographie, sont liés aux franges les plus extrêmes des grandes communautés religieuses, qu’elles soient évangéliques, juives ou catholiques. Brandissant le spectre du djihad mondial, agitant l’épouvantail de l’imposition de la charia en Amérique même, ils développent une idéologie de combat, qui n’est pas loin de rappeler celle qui régnait, lors de la guerre froide, avec ses simplismes et ses outrances, au sein de l’extrême droite anti-communiste.
Toutefois, cette « peur de l’islam » a également gagné des milieux généralement plus raisonnés. Elle affecte en particulier les intellectuels néoconservateurs, à l’exemple de l’écrivain Norman Podhoretz, auteur de La Quatrième guerre mondiale : le long combat contre l’islamo-fascisme, de Christopher Caldwell (Une Révolution sous nos yeux) ou de Lee Harris (The Suicide of Reason : Radical Islam’s Threat To the West). La plupart de ces penseurs, qualifiés de « néo-réactionnaires » par leurs détracteurs, esquissent un avenir ténébreux et doutent de la capacité des démocraties européennes à intégrer leurs populations musulmanes et à tenir tête « au fanatisme populaire islamique ».
De manière tout aussi significative, une partie de la mouvance « libérale » américaine exprime elle aussi ses craintes, car elle associe la montée de l’islamisme, voire de l’« islam modéré », à la remise en cause de droits et libertés chèrement acquis, comme l’égalité hommes-femmes, l’homosexualité ou le droit au blasphème. Condamnant sans détours les marchands de haine islamophobes, ces « libéraux angoissés » s’inquiètent tout autant des « concessions » de leurs amis progressistes qui, au nom d’une « société harmonieuse », seraient prêts à détricoter des siècles de combats pour une société ouverte, plurielle, libre et impertinente. Leur désarroi est d’autant plus grand qu’ils sont persuadés que ces accommodements « politiquement corrects » permettent à l’extrême droite de s’approprier des causes par essence libérales, comme la liberté d’expression. Si certains, comme le théoricien du libéralisme Alan Wolfe, ne désespèrent pas de trouver une réponse « libérale », c’est-à-dire sans haine ni censure, au choc des intolérances et des ignorances, ils savent que le défi, en ces temps troublés et incertains, a toutes les allures d’une gageure.
Dans ces débats, les grandes organisations américaines de défense des droits humains assument le « dilemme américain », en affirmant à la fois la liberté religieuse la plus large et la liberté d’expression la plus grande. Dans son récent essai The International Human Rights Movement : A History, Aryeh Neier, l’un des fondateurs de Human Rights Watch, pose clairement les balises. « Dans la même mesure où les organisations de droits humains défendent les droits des musulmans, elles doivent aussi protéger les droits qui sont menacés par le souci de ne pas offenser les musulmans. Les organisations de défense de la liberté d’expression ont plaidé en faveur du droit de publier des œuvres que beaucoup de musulmans trouvent insultants, comme Les Versets sataniques de Salman Rushdie ou les caricatures danoises. Les protestations de ceux qui sont offensés par ces formes d’expression ne peuvent servir à légitimer la censure, même quand ceux qui se disent insultés, profèrent des menaces ou ont recours à la violence. C’est, au contraire, la violence qui doit être prévenue et sanctionnée. »
Cette approche « libérale », ancrée dans les principes constitutionnels des Etats-Unis, a largement inspiré l’administration Obama dans sa réaction à l’embrasement récent en terre d’islam. C’est la raison pour laquelle aussi, dans ce monde d’incandescence religieuse, Washington n’est pas près de sortir du « dilemme américain ».