Une Europe exemplaire ?

 

Le cadre stratégique et le plan d’action européens en faveur des droits de l’homme, adopté hier à Luxembourg par les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, a ravi les associations de la société civile. Officiellement, en effet, cette initiative cautionne dans une large mesure le postulat des défenseurs des droits humains, pour qui la politique extérieure d’une démocratie doit être au diapason des valeurs qui inspirent sa politique intérieure.

L’Europe entend faire des droits humains le socle de sa « puissance douce », c’est-à-dire de son pouvoir d’attraction et donc d’influence sur la scène internationale. Dans le grand réaménagement du monde, cette option devrait l’aider à se démarquer de la Chine et de la Russie, partisanes d’une politique étrangère « décomplexée », mais aussi des puissances émergentes comme l’Inde et le Brésil, qui évitent dans leurs relations internationales de remettre en cause la souveraineté des Etats et se méfient de toute politique d’ingérence, fût-ce « au nom du Bien ».

Les sceptiques, qui ne croient guère à l’efficacité de cet engagement européen, et les cyniques, qui réprouvent pareil « irréalisme » dans un monde d’intérêts et de rapports de force, ironiseront sans doute sur l’illusion de cet exercice et rappelleront la fameuse phrase d’Alexis de Tocqueville : « La politique extérieure n’exige l’usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent ». L’illustre auteur, qui s’était émerveillé de la démocratie en Amérique, fut aussi un défenseur sans état d’âme de la colonisation française en Algérie.

Même si cette initiative européenne tire en partie les leçons des compromissions passées, lorsque Bruxelles courtisait (presque) sans réserve Ben Ali ou Hosni Moubarak, la politique du deux poids deux mesures guette inévitablement pareille ambition. Les incohérences risquent à tout moment d’embarrasser une Europe résignée à ne pas se fâcher avec des Etats trop puissants. Par ailleurs, la crise économique dans laquelle l’Union est plongée accroît la dépendance de cette dernière par rapport aux Etats, comme la Chine ou les pétro-dictatures arabes, qui détiennent en partie les clés de son sauvetage.

Toutefois, même dans cet « état de nature » cher au philosophe Thomas Hobbes, au milieu de « cette guerre de tous contre tous », les valeurs font partie de l’arsenal des Etats. Depuis le siècle des Lumières, des générations d’intellectuels ont regardé en direction de l’Europe pour transformer leurs propres sociétés et leur imprimer des valeurs de raison, de liberté et de justice. Au 19e siècle, les artisans éclairés de la renaissance arabe (la Nahda) ou du réformisme ottoman, mais aussi les disciples d’Auguste Comte en Amérique latine, s’inspirèrent tous de ce modèle européen.

A cette époque, l’influence de l’Europe, de la France en particulier, s’appuyait autant sur ses philosophes que sur ses soldats.

Certes, cette foi dans « l’exemple européen » fut profondément meurtrie par la colonisation. De la politique des mains coupées dans l’Etat libre du Congo aux massacres dans le djebel algérien, « la faute séculaire des puissances européennes, note Amin Maalouf dans Le Dérèglement du Monde, n’est pas d’avoir voulu imposer leurs valeurs au reste du monde, mais très exactement l’inverse : d’avoir constamment renoncé à respecter leurs propres valeurs dans leurs rapports avec les peuples opprimés ». C’est à cette contradiction majeure que prétend répondre la diplomatie des droits humains mise en œuvre par l’Union européenne.

« L’exemplarité européenne » a également été largement déterminée par ses évolutions et convulsions politiques internes. Dans les années 1930, de Rio de Janeiro à Beyrouth, les « épris d’Europe » assistèrent avec effarement à l’émergence des totalitarismes sur le Vieux continent. Certains, d’ailleurs, firent le lien entre la version la plus brutale de l’entreprise coloniale et l’essor de l’idéologie raciste et exterminatrice nazie. Comme le soulignent David Olusoga et Casper Erichsen dans The Kaiser’s Holocaust, les colons allemands impliqués, au début du XXe siècle, dans le génocide des Hereros du Sud-ouest africain (actuelle Namibie) furent parmi les inspirateurs et les ordonnateurs, 40 ans plus tard, du génocide des Juifs.

Si l’Europe d’aujourd’hui, grise, désenchantée et chamailleuse, n’est pas celle, brune, excitée et belliqueuse, des années 1930, elle ne peut ignorer, toutefois, que la force et la crédibilité de sa diplomatie des droits humains dépendront en grande partie de son modèle politique interne.

Or, l’annonce d’une nouvelle diplomatie des droits humains intervient au moment même où l’Europe donne au reste du monde l’image d’un continent indécis et aigri. Ces dernières années ont été marquées, en effet, par une dégradation inquiétante des vertus qui avaient forgé l’idée européenne. L’Europe a miné son propre modèle économique et social, si bien défini en 1991 par Michel Albert dans Capitalisme contre capitalisme et si bien défendu aujourd’hui par le Prix Nobel d’Economie, le très Américain Paul Krugman. Elle est revenue sur sa promesse « d’humaniser la globalisation » pour relayer une idéologie fondée sur la dérégulation, la privatisation et l’irresponsabilité financière. Dans ce même esprit, confondant le laisser-faire avec le laisser-aller, elle a intégré hâtivement un certain nombre de pays, qui se révèlent aujourd’hui démocratiquement immatures, à l’image de la Hongrie ou de la Bulgarie.

Comme un coup de pied de l’âne décoché contre ces Eurocrates qui se croyaient les meilleurs et les plus brillants, l’appel aux identités « naturelles » et aux frontières « traditionnelles » menace aujourd’hui de marquer le terminus d’une des expériences les plus remarquables de l’histoire. De la France à la Grèce, une partie croissante des électeurs se laisse tenter par les nouveaux faux-monnayeurs du national-populisme et de l’extrême droite, qui renvoient l’Europe à ses échecs et à ses drames du passé.

En fait, tout se tient. La diplomatie des droits humains ne sera crédible que si l’Europe se comporte, chez elle, comme une démocratie exemplaire. Elle échouera si elle est perçue comme une « politique de luxe » qui ne répond pas et de toute urgence aux incertitudes, aux angoisses et au sentiment d’impuissance qui taraudent les populations européennes. Elle entrera dans une impasse si les dirigeants européens s’abstiennent de mettre de l’ordre dans leurs propres affaires et craignent de rappeler à l’ordre les Etats membres qui sapent le socle des « valeurs communes », censées inspirer l’action extérieure européenne.

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