Le 10 janvier 1956, deux ans après le déclenchement de la guerre d’Algérie, Albert Camus publiait dans L’Express un article au ton révolté et au titre comminatoire, « Trêve pour les civils ». Révulsé par les attentats terroristes du Front de libération nationale et par la brutalité de l’armée française, l’écrivain s’exclamait : « Bientôt l’Algérie ne sera peuplée que de meurtriers et de victimes. Bientôt les morts seuls seront innocents. À tous, il faut enfin crier trêve. Trêve au massacre des civils, de part et d’autre ! »
Ce texte, qui eut un grand retentissement mais aucun effet concret, est d’une désespérante actualité. En Syrie, les massacres se succèdent. Le régime utilise des enfants comme boucliers humains, bombarde des populations civiles, recourt systématiquement à la torture, tandis que les rebelles se rendent coupables d’exécutions sommaires et d’enlèvements.
Choquées, indignées, de plus en plus de voix plaident pour une intervention résolue contre le régime al-Assad. Mais rien ne se passe, si ce n’est l’appui du Qatar et de l’Arabie saoudite aux groupes islamistes insurgés et l’adoption de résolutions mièvres au Conseil de sécurité. La Russie continue d’armer Damas, son principal allié dans la région. La Chine s’accroche à son dogme de la non-ingérence. Le plan de Kofi Annan s’enlise dans les sables mouvants et les observateurs de l’ONU se replient dans leurs quartiers protégés.
La Syrie est devenue le cauchemar des partisans de la « responsabilité de protéger », cette doctrine adoptée en 2005 par les Nations unies et qui enjoint à la communauté internationale d’intervenir en faveur de populations victimes de crimes contre l’humanité. Confrontées à la spirale de violence, les associations de défense des droits humains avouent leur perplexité. « Nous sommes face à une situation complexe et risquée, en raison de la dimension sectaire du conflit et de la faiblesse de l’opposition », déclarait récemment au Washington Post, Tom Malinowski, directeur du bureau de Washington de Human Rights Watch (HRW).
Les cyniques diront sans doute que l’impasse actuelle arrange bien les Etats occidentaux. « Tant que le conflit ne déborde pas trop violemment sur les pays voisins, en particulier le Liban, Israël ou la Turquie, une Syrie livrée à la violence est une Syrie incapable d’assumer son rôle au sein de la coalition anti-occidentale conduite par l’Iran », nous avouait un diplomate européen, qui s’empressait, toutefois, de rappeler la phrase du président Truman à propos du Proche-Orient. « Si vous avez des idées claires, c’est que vous êtes mal informé ».
Mais l’opinion publique, elle aussi, reste passive. Même si les images des massacres ou des attentats suscitent régulièrement de brefs instants d’indignation, aucune grande manifestation n’a eu lieu en Europe, aucune mobilisation des intellectuels ne s’est produite. Comme en Tchétchénie au début des années 2000, comme au Sri Lanka en 2009, la tragédie syrienne semble se dérouler dans les coulisses, alors qu’elle est devenue, selon les paroles d’Elie Wiesel, « le centre sanglant de l’histoire ».
Pourquoi ? « Parce que l’Europe et les Etats-Unis sont absorbés par la crise financière et des échéances électorales, parce que personne, diplomate ou militaire, n’est à même de proposer une solution convaincante », répondront certains. Sans doute, mais les risques d’implosion de l’Eurozone et les difficultés d’une intervention militaire dans un pays qui dispose d’une armée aguerrie n’expliquent pas tout.
« Ce qui sauve encore Assad, c’est aussi la crainte qu’ont les Etats voisins de ce qui suivrait la chute du massacreur de son peuple », écrivait Jean Daniel, la semaine dernière, dans Le Nouvel Observateur. Le risque d’une victoire des islamistes radicaux suscite, en effet, un profond malaise, même parmi ceux qui souhaitent sans réserve la chute du clan el-Assad.
Dans une certaine mesure, les opposants syriens paient le prix des évolutions du « printemps arabe ». La poussée électorale islamiste en Egypte et en Tunisie, mais aussi le règne des clans et la prise de pouvoir salafiste dans le nord du Mali, qui ont suivi la chute de Kadhafi, contribuent à affaiblir la cause des révolutionnaires syriens. « Personne n’a envie d’être le compagnon de route d’un remake de la révolution iranienne de 1979 », nous confiait un haut fonctionnaire européen.
Le cas syrien démontre aussi que la solidarité internationale dépend souvent d’une proximité avec les individus et les groupes qui combattent une dictature. L’opposition démocratique syrienne comprend des intellectuels éminents et des démocrates insoupçonnables, mais, à l’image de la « génération Facebook » égyptienne ou des « libéraux » tunisiens, ces personnalités ne représentent qu’une fraction minoritaire au sein d’un mouvement rebelle qui apparaît dominé par l’islamisme, radical ou « modéré ».
En sommes-nous réduits pour autant à ne parler que de trêve, comme Albert Camus, parce que nous craignons l’alternative au clan el-Assad ? Non, face à un pays pris en tenailles entre un dictateur impitoyable et une rébellion ambiguë et divisée, l’indifférence n’est pas une option, la passivité non plus.
La peur de l’islamisme ne justifie pas l’acceptation impuissante du massacre des civils. « Les despotes ont toujours tort, écrivait Jean Daniel, et les révolutionnaires ont toujours raison de lutter contre le despotisme, même s’ils doivent désormais savoir que les lendemains de leur victoire peuvent se révéler tragiques ».
Toutefois, pour dénouer le nœud gordien du drame syrien, l’urgence est aussi de s’assurer que « ces lendemains de victoire » ne soient pas « tragiques ». Comment ? En accroissant les pressions sur le régime. En « mouillant » davantage la Russie dans la recherche d’une solution négociée. En s’assurant que les parrains régionaux des rebelles ne favorisent pas une prise de pouvoir d’extrémistes sunnites, au détriment des autres minorités, mais aussi des opposants « libéraux » et progressistes qui, seuls, offrent une vision « républicaine » pour l’après Bachar el-Assad.
Une gageure ? Sans aucun doute, surtout quand on se rappelle l’appui funeste que l’Arabie Saoudite accorde depuis des décennies aux mouvements islamistes radicaux.
Mais des démocrates syriens et des diplomates internationaux s’obstinent à refuser le sentiment de fatalité et tentent encore de trouver une solution sans Bachar el-Assad ni dictature sunnite. Pour éviter, selon la formule de Henry Kissinger, qu’« en réagissant contre une tragédie humaine, nous n’en facilitions une autre ».
Et pour convaincre les grandes puissances qui chaperonnent le Proche-Orient d’agir, ils leur rappellent avec de plus en plus d’insistance que si le torrent de violence en Syrie n’est pas de toute urgence endigué, il débordera tôt ou tard sur une région transformée en poudrière du monde. Comme le furent les Balkans, il y a juste cent ans.