Chris Hedges a un point de vue sur la politique américaine que l’on entend rarement dans la grande presse européenne. Les correspondants le citent peu, dans la mesure où il ne fait pas partie de la classe médiatico-politique classique et qu’il s’oppose radicalement au condominium des deux grands partis, démocrate et républicain, sur la scène électorale américaine.
Collaborateur régulier de revues progressistes et intellectuelles, comme The Nation, The New York Review of Books ou Mother Jones, blogueur régulier de Truthdig, Chris Hedges s’inscrit dans la longue tradition de la dissidence intellectuelle américaine, qui conteste frontalement un système accusé d’être essentiellement au service du « complexe militaro-industriel », dénoncé en 1961 par le président républicain et ex-général Ike Eisenhower.
Cet ancien envoyé spécial du New York Times, lauréat du prestigieux Prix Pulitzer et auteur de nombreux best-sellers, était hier soir à l’Université libre de Bruxelles, à l’invitation du CEVIPOL et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans leurs introductions très soignées, les hôtes de cette soirée, Alain Delchambre, président de l’ULB, le professeur Pascal Delwit et Rudy Demotte, ministre président de la Wallonie et de la Fédération Wallonie Bruxelles, ont souligné l’engagement de Chris Hedges, son regard critique. Ils ont salué l’approche libre-exaministe d’un auteur qui, sans aucun doute, pense en dehors des passages cloutés de la pensée dominante de Washington et Wall Street. En lui laissant évidemment la “propriété” de ses paroles et de ses opinions.
« La trahison des élites démocrates »
En historien des idées, Chris Hedges a replacé la campagne électorale américaine actuelle dans le cadre des grands débats qui ont agité l’histoire des Etats-Unis au XXème siècle, et en particulier le combat intense et sans gants entre les partisans de la justice sociale et les tenants de l’ultralibéralisme économique.
Dans ce panorama historique, l’auteur s’en est surtout pris à un président démocrate, Bill Clinton, accusé d’avoir pactisé avec les milieux d’affaires, d’avoir dérégulé les banques et livré l’industrie américaine et sa classe ouvrière à une globalisation débridée. Et il n’a pas eu de mots plus tendres pour Barack Obama, qui est apparu, en bout de course, sous les traits d’un « avocat au service des grandes entreprises et de leurs lobbies», en rupture avec le président Franklin Roosevelt qui, lors de la Grande Dépression des années 1930, « sauva le capitalisme en domptant les capitalistes ».
Les promesses non tenues
La description de l’actuel locataire de la Maison Blanche est rude, surtout lorsque l’on se rappelle les espoirs qu’avait suscité Barack Obama lors de la campagne électorale de 2008, jusqu’à faire figure d’ « homme de gauche » pour de nombreux observateurs européens. Chris Hedges a aligné les exemples de promesses non tenues : « la prison de Guantanamo n’a pas été fermée » ; « aucun financier indélicat n’a été arrêté, sauf Bernie Madoff parce qu’il avait volé les riches ; « les clauses les plus liberticides du Patriot Act adopté après le 11 septembre n’ont pas été supprimées » ; « le plan de santé démocrate est inspiré d’un modèle élaboré par la très conservatrice Heritage Foundation ».
L’auteur du best seller Death of the Liberal Class a même souligné que, sur certains dossiers, Obama s’était avéré plus répressif que des présidents républicains, notamment dans sa traque des fonctionnaires accusés de « filer » des documents secrets à la presse.
Pour ceux qui continuent à murmurer « Obama quand même », le constat dressé par Chris Hedges apparaîtra sans doute excessif, péremptoire, injuste, voire désespérant. Répondant à une de nos questions, l’auteur a reconnu sans surprise « qu’il ne votera pas pour Obama en novembre prochain ». Il le fera d’autant moins qu’il a porté plainte, en janvier dernier, contre le Président à la suite de l’adoption d’une loi autorisant les Etats-Unis à détenir indéfiniment des citoyens américains suspectés de terrorisme.
Pour bien préciser les choses, l’auteur a également rappelé qu’il avait été un conseiller de Ralph Nader, le « troisième homme » de la scène politique américaine, candidat de l’écologie et adversaire résolu du Big Business et du Big Government, souvent accusé par les Démocrates de faire le jeu des Républicains en débauchant quelques pour-cents de l’électorat démocrate. C’est d’ailleurs parce qu’il s’oppose non seulement au conservatisme républicain mais aussi aux « accommodements démocrates » que son jugement apporte une décapante originalité.
Une pensée engagée et critique
Dans son introduction, le président de l’ULB, Alain Delchambre a souligné la mission de l’université d’appuyer la pensée critique et engagée. Hier soir, comme naguère avec la militante laïque et féministe tunisienne Radhia Nasraoui, le pari a été tenu, car au-delà de son analyse sur le bilan de Barack Obama, Chris Hedges a mis le fer « la plume dans la plaie », en décrivant sans fard un modèle américain « rongé par les inégalités et la culture de la violence ».
« Le patron de Walmart (la plus grande chaîne de distribution), a-t-il déclaré, gagne 11.000 dollars par heure, son employé ne reçoit qu’un peu plus de 7 dollars ». Racontant son récent périple avec le dessinateur journaliste Joe Sacco sur les terres perdues du mythe américain – la réserve indienne de Pine Ridge, les régions minières de Virginie occidentale, le wasteland des vieux Etats industriels de l’Ohio ou du Michigan – Chris Hedges a présenté une Amérique oubliée, fragilisée, rouillée, vulnérable, tiers-mondisée. Dans quelques semaines, un livre sortira sur cette « bourlingue indignée » au cœur de « l’Amérique des perdants ».
Il s’est aussi attaché à proposer des pistes de sortie de crise, une crise non seulement financière et conjoncturelle mais existentielle. Proche du mouvement Occupy Wall Street, Chris Hedges prône, comme avant lui les grandes figures de la dissidence américaine, la mobilisation des consciences, la non-violence et la désobéissance civile. Une campagne de « petits actes de résistance » pour recréer le tissu citoyen. Pour empêcher aussi que « son Amérique » ne soit détruite par le corporate state (l’Etat au service des grandes entreprises) et par la montée de « mouvements proto-fascistes », à l’instar du Tea Party.
Hier soir, Chris Hedges aura sans aucun doute secoué à plusieurs reprises ses hôtes et son public, mais c’est à cette condition qu’une université libre remplit sa mission de bousculer les consensus commodes et les idées réflexes. Une piqûre de rappel avant d’aborder en septembre prochain la couverture conventionnelle de la course à la Maison Blanche…
Note : Chris Hedges a écrit de nombreux livres très remarqués et très personnels. Paru en 2002, War Is A Force That Gives Us Meaning, est un essai d’une rare qualité, salué à gauche et à droite, sur la guerre et surtout l’assuétude émotionnelle qu’elle crée. Tout récent, Death of the Liberal Class rappelle le fameux livre de Julien Benda, La Trahison des Clercs. Un seul des livres de Chris Hedges a, jusqu’ici, été traduit en français, L’Empire de l’Illusion : la Mort de la Culture et le Triomphe du Spectacle, Edition Lux, 2012.