Facebook, Twitter, YouTube, la blogosphère, la messagerie électronique : les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont au cœur de toutes les luttes, mais aussi de toutes les controverses qui touchent à la liberté d’expression.
Il ne se passe guère de semaine, en effet, sans qu’un Etat bloque des sites, espionne les ordinateurs d’activistes dérangeants ou, comme en Egypte début 2011, coupe carrément l’accès au réseau mondial. La semaine dernière, les autorités chinoises, empressées de contenir le scandale révélé par la démission du gouverneur de la province de Chongqing, ont supprimé 210.000 commentaires en ligne, fermé 42 sites et mis à l’index des dizaines de mots clés, dont « tomate », surnom du gouverneur en disgrâce.
Il ne se passe guère de semaine non plus sans que des régimes « musclés » recourent aux vieilles méthodes répressives pour discipliner les internautes qui sortent des passages cloutés. Les blogueurs indépendants et les journalistes en ligne constituent désormais l’une des cibles prioritaires des censeurs.
Internet est également devenu un champ de bataille sur les fronts extrêmes du terrorisme. Les djihadistes en ont fait un de leurs principaux outils de propagande et de recrutement. Fin mars, en représailles, des services secrets non identifiés ont attaqué de front et neutralisé plusieurs jours des sites liés à la mouvance d’al-Qaïda.
Dans un autre univers plus policé et moins policier, des gouvernements démocratiques sont à leur tour tentés de « cadrer » Internet et les réseaux sociaux. S’ils invoquent souvent des motifs légitimes, comme la lutte contre le terrorisme, ils prennent aussi le risque de compromettre des libertés essentielles. D’une certaine manière, Internet est devenu un bouc émissaire, comme si contrôler la Toile offrait un raccourci face à des phénomènes et à des crises complexes.
Ainsi, l’année dernière, à l’issue des journées d’émeutes qui avaient secoué plusieurs villes britanniques, le Premier ministre conservateur David Cameron avait menacé de bloquer les communications sur les réseaux sociaux, sous prétexte que les casseurs y avaient eu massivement recours pour coordonner les pillages. En fait, comme nous le confirmait dernièrement Paul Lewis, directeur des investigations au Guardian, c’est l’inverse qui s’était passé. Après avoir passé au crible 2,7 millions de tweets et interviewé plus de 270 personnes, l’équipe du quotidien avait conclu que l’immense majorité de ces messages avaient été rédigés par des personnes hostiles aux violences et soucieuses d’apporter leur aide à leurs concitoyens.
La même approche, fondée sur une culpabilisation réflexe d’Internet, a été adoptée par Nicolas Sarkozy après la cavalcade haineuse et meurtrière de Mohamed Merah à Toulouse. Immédiatement, le président a annoncé que la consultation des sites djihadistes allait être pénalisée, sans s’interroger sur les conséquences collatérales de cette mesure « de bon sens ». Au risque de devoir imposer, comme le soulignait Reporters sans frontières, une « possible surveillance généralisée d’Internet », au risque aussi de priver les services de renseignements d’un outil de détection et de prévention.
Certes, les nouvelles technologies ne peuvent échapper aux règles de droit qui « civilisent » le contrat social, mais leur régulation ne peut pas se faire non plus dans l’improvisation et la gesticulation. Arbitrer entre la liberté d’expression et le droit d’être protégé contre les appels à la haine ou le terrorisme est un exercice ardu, qui demande un sens de la responsabilité mais aussi de la proportionnalité.
« Où placer le curseur entre la liberté et la sécurité ? », s’interrogeait récemment Marietje Schaake, députée libérale du Parlement européen. Comment suffisamment protéger sans excessivement museler ? Comment sortir de l’opposition caricaturale entre le « tout répressif » et « l’interdiction d’interdire » ? Une démocratie qui se respecte doit tenir compte de ces complexités et de ces tensions, sans céder au poujadisme numérique.
Une approche raisonnée est d’autant plus urgente que les Etats ne sont pas les seuls à régner sur la planète Internet. Ils rivalisent avec des grandes entreprises qui dominent le marché des nouvelles technologies, des moteurs de recherche et des réseaux sociaux. Or, ces dernières années, ces firmes qui claironnent leur défense de la liberté d’expression se sont à l’occasion comportées comme des hallebardiers, imposant impérialement leurs conditions d’usage, refusant l’accès à leur service selon leur bon plaisir ou coopérant sans vergogne avec des Etats répressifs.
Pourquoi les citoyens concéderaient-ils à des entreprises privées le droit de réglementer, sans contrôle ni contre-pouvoir, ce nouvel espace public virtuel où se détermine largement l’exercice effectif des libertés d’expression et de communication ? « Il faut contester ce bonapartisme numérique », clame Rebecca MacKinnon, chercheuse à la New America Foundation, dans un livre très remarqué (The Consent of the Networked. The Worldwide Struggle for Internet Freedom, Basic Books, 2012).
De quelle manière ? En mettant ces entreprises face à leurs responsabilités sociétales, répond celle qui est aussi la conseillère de la Global Network Initiative (GNI). Ce groupe informel, qui réunit des instituts académiques, des associations (Human Rights Watch, le Committee to Protect Journalists, Index on Censorship, etc.), des fonds d’investissements éthiques et des entreprises, cherche à résoudre ce qui, dans le monde réel de la géopolitique et de l’économie globale, relève souvent de la quadrature du cercle : respecter les droits humains, et notamment la liberté d’expression et la vie privée des citoyens, face à des Etats souvent censeurs et voyeurs.
Demain, à Stockholm, la GNI publiera la première évaluation de trois de ses membres fondateurs, Yahoo !, Google et Microsoft. Trois firmes, qui après avoir été prises en défaut en Chine ou en Russie, se sont engagées à suivre des normes plus éthiques dans leurs rapports avec des Etats autoritaires. A suivre de près, car, même si la GNI ne regroupe qu’une fraction des acteurs de ce dossier, elle élabore peu à peu, et très concrètement, les principes de base d’une gouvernance démocratique mondiale d’Internet.
Toutefois, Rebecca MacKinnon plaide surtout pour une mobilisation citoyenne. Actualisant le célèbre « consentement des gouvernés », fondement du contrat démocratique moderne, elle en appelle au « consentement des branchés », c’est-à-dire à la participation active des « Netizens », les citoyens du Net, et à la création d’une République numérique.
L’horizon de ce défi ? Sortir de cette « servitude volontaire », qui ne laisse aux Internautes que la liberté de cliquer « J’accepte vos conditions » pour accéder à de nouvelles applications. Réduire l’arbitraire de ces « nouveaux maîtres du monde », sans donner un alibi aux Etats ou aux Nations unies, peuplées de régimes autoritaires, pour mettre de l’ordre, leur « ordre », dans la nouvelle agora globale.