Fin mai, la caravane de l’Eurovision s’arrêtera à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. L’année dernière, à Düsseldorf, Ell/Nikki, les représentants de ce pays pétrolier ancré au bord de la mer Caspienne, avaient brillamment remporté le célèbre concours de la chanson. Il était donc logique que, cette année, Bakou accueille le festival.
Sauf que l’Azerbaïdjan n’est pas vraiment un pays « classique ». Même si sa télévision d’Etat est membre de l’Union européenne de radiotélévision (UER), garante des valeurs du service public, même s’il appartient au Conseil de l’Europe, « laboratoire de la démocratie et antichambre de l’Union européenne », l’Azerbaïdjan est dans le collimateur de toutes les organisations internationales de défense des droits de l’Homme.
Ses scores dans les classements internationaux ne sont effectivement guère reluisants : 162e sur 179, juste entre la Guinée Equatoriale et le Sri Lanka, selon l’index de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières ; 143e sur 182 au palmarès mondial de la « perception de corruption » de Transparency International. L’association américaine Freedom House classe même carrément l’Azerbaïdjan dans la catégorie des pays « non libres ». Depuis son indépendance en 1991, suite à l’implosion de l’Union soviétique, le pays est dirigé par la famille Aliev.
Ces derniers mois, les rapports critiques se sont succédé. Fin février, Human Rights Watch a dénoncé les démolitions de logements et les évictions forcées dans le cadre de travaux visant à accueillir l’Eurovision. Fin mars, l’International Partnership Group for Azerbaijan, une coalition d’ONG coordonnée par l’association britannique Article 19, a publié un long document préfacé par le Rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté d’expression et sous-titré : « les voix de l’Azerbaïdjan réduites au silence ».
Selon le Comité de protection des journalistes (CPJ, New York), 6 journalistes au moins sont actuellement en prison. En novembre dernier, un journaliste, Rafiq Tagi, a été assassiné dans des circonstances troubles. Plusieurs reporters ont été victimes d’enlèvements et de violences. Des correspondants étrangers ont été harcelés par les autorités. Une journaliste américaine, Diana Markosian, s’est vue refuser un visa en raison de ses origines arméniennes (Nda : l’Azerbaïdjan est en conflit avec l’Arménie à propos de l’enclave du Haut-Karabakh). Le 13 mars, deux journalistes ont été arrêtés dans la ville de Guba et maintenus en détention sans pouvoir contacter leur famille ni leurs avocats. Une des journalistes d’investigation les plus respectées du pays, Khadija Ismayilova, de Radio Free Europe/Radio Liberty, a été victime de procédés sordides. Une caméra cachée dans son appartement a filmé ses ébats amoureux et l’enregistrement a été posté le 14 mars sur internet. Selon la BBC, deux journaux pro-gouvernementaux ont publié l’adresse où consulter la vidéo.
A plusieurs reprises également, Amnesty International a condamné les atteintes aux libertés de réunion et de manifestation et les poursuites judiciaires lancées contre les protestataires et les partisans de l’opposition. « Le gouvernement du président Aliev a démontré qu’il était un partenaire stable de l’Occident dans une partie volatile et stratégiquement importante du monde, note l’organisation, mais on ne favorise pas les intérêts à long terme du peuple azéri et de la communauté internationale en fermant les yeux sur les violations des droits humains qui minent le développement démocratique et la stabilité à long terme de l’Azerbaïdjan. »
Ecartelée entre les prétentions éthiques de sa politique étrangère et ses intérêts économiques et géopolitiques, la Commission européenne n’est pas loin de partager cette analyse. Jeudi dernier à Bruxelles, à la veille d’une visite à Bakou et en présence de représentants d’ONG et de journalistes azéris, le Commissaire à l’élargissement, Stefan Fule, a tenté de donner des gages aux associations, sans compromettre les relations de l’Union européenne avec Bakou. Se disant « honoré d’être aux côtés de personnes qui se battent pour des valeurs », demandant aux autorités azéries de respecter le droit international, Stefan Fule a rappelé que le concours de l’Eurovision offrait à l’Azerbaïdjan une chance inédite d’améliorer la situation des droits humains.
Vraiment ? L’année dernière, les partisans de Bakou 2012 avaient souligné que ce concours ne pourrait que favoriser l’ouverture du régime. Les ONG internationales y avaient en partie cru. La libération en mai 2011 du journaliste Eynullah Fatullayev après 1.497 jours de détention leur avait, d’ailleurs, fait croire à un début de décrispation.
A deux mois de l’échéance, toutefois, le pari d’un « effet Eurovision » semble perdu. Le gouvernement ne s’est pas senti obligé d’alléger la répression, au contraire, comme si, gorgé d’hydrocarbures, il ne craignait aucune remontrance. Pour les ONG, le constat est amer : le régime utilise le prestige du concours de la chanson pour renforcer son pouvoir et son emprise.
Insistant sur le caractère « non politique » de l’événement, l’Union européenne de radiotélévision se retrouve inévitablement confrontée à ses propres contradictions. Le service public est fondé sur la liberté, l’indépendance et le pluralisme et l’on pourrait s’attendre à ce que tous ses membres adhèrent à ces valeurs. En mai 2000, d’ailleurs, à l’occasion de la consultation sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le service juridique de l’UER avait souligné son attachement à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacre solennellement la liberté d’expression.
Critiquée par les ONG, l’UER a promis, selon la BBC, « d’organiser une rencontre entre des représentants du gouvernement et des militants des droits humains pour améliorer la situation des journalistes en Azerbaïdjan », mais personne ne se fait d’illusion : le concours de la chanson aura bien lieu dans les conditions déterminées par les autorités. Comme une bande-annonce des festivités, le site officiel de l’Eurovision, sous le titre de « Sachez tout sur l’Azerbaïdjan », n’évoque que les grandes traditions, les trésors culturels et la modernité du pays.
Les défenseurs des droits de l’homme parient désormais sur les journalistes des chaînes publiques européennes et sur leur souci de couvrir en toute indépendance cet événement. En informant, en contextualisant, alors que d’autres ne veulent que plaire et distraire.
Sans doute risquent-ils de froisser l’image lumineuse, fastueuse, heureuse du pays hôte que promeut, par définition, le Concours de l’Eurovision. Mais c’est à ce prix qu’ils préserveront l’intégrité et l’éthique de la télévision de service public. C’est à ce prix aussi qu’ils amèneront peut-être le gouvernement azéri à relâcher sa pression sur une société civile qui attendait de l’Eurovision un grand spectacle mais aussi et surtout un hymne à la liberté.