Baltasar Garzon, l’homme des vérités qui dérangent

La condamnation du juge Baltasar Garzon à 11 ans d’interdiction d’exercer a fait l’effet d’une bombe au sein de la communauté internationale des droits de l’homme. Quels que soient les arguments juridiques du Tribunal suprême, la sentence résonne comme un acte de vengeance et un règlement de comptes.
L’image internationale de la justice espagnole, qui avait été renforcée par les enquêtes du juge Garzon, est retombée comme un soufflé froid, comme si le pays était revenu à l’époque inquisitoriale du franquisme, avec ses juges appelés à casser toute personne qui sort du rang et s’écarte des conventions et des convenances.
L’argumentation des juges est « orwellienne », notait un observateur du procès, dans la mesure où elle utilise le droit, évoque même les pratiques « totalitaires » du magistrat, pour étouffer un justicier. Car il ne faut pas se leurrer, c’est bien une certaine conception de la Justice et de ses rapports avec les pouvoirs qui est ici visée. Le « petit juge » a peut-être été imprudent, voire même arrogant, mais il s’est surtout rendu coupable d’avoir dérangé, bousculé, ceux pour qui la “justice” est un bouclier de l’injustice.

De l’art de se faire des ennemis

Lors d’une carrière exceptionnelle, Garzon n’a épargné personne, ni la droite ni la gauche, établissant ainsi une norme inacceptable pour ceux qui, sous leurs robes cérémonielles censées symboliser leur indépendance, camouflent leurs allégeances et leurs partis pris.
Garzon s’était attaqué au franquisme, prenant à rebrousse-poil cette partie de la population espagnole qui, plus de trente ans après la mort du Caudillo, ne veut toujours rien savoir de ses exactions, et il avait frappé ceux qui vénéraient le franquisme et en avaient importé le modèle, comme le général Pinochet ou les généraux argentins.
Mais il avait aussi poursuivi ceux qui dénonçaient les crimes de l’ancien régime pour mieux justifier leurs propres crimes, comme les militants nationalistes basques de l’ETA. Etablissant le principe d’impartialité, il avait même pourchassé les Groupes antiterroristes de libération (GAL), qui, à l’époque du gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez, se réclamaient de la « légitime défense de la démocratie » pour exécuter en toute illégalité des collaborateurs présumés de l’ETA.
Hyper-actif, sur tous les fronts, il avait assumé les dossiers les plus explosifs – la grande criminalité internationale, les narcotrafiquants de Galice, le terrorisme islamiste -, suscitant des haines sans frontières et des jalousies incandescentes.
De nouveau, quels que soient les reproches adressés au juge, la dureté du jugement n’apparaît pas inspirée par la volonté de protéger l’intégrité morale de la Justice ou garantir l’Etat de droit. “Personne ne doute qu’au-delà de ses possibles torts, Garzon soit victime d’une campagne orchestrée“, écrit François Musseau dans Libération. La sanction est politique : elle relaye les hargnes des groupuscules d’extrême droite, qui ont introduit la plainte en prévarication pour son enquête sur les crimes franquistes ; elle exprime l’esprit de revanche des héritiers affairistes de l’ancienne dictature, impliqués dans l’affaire Gürtel, dans lesquels étaient compromis des personnalités du Parti populaire, aujourd’hui au pouvoir.

Amnésie et amnistie
Ce jugement soulève un problème qui hante l’Espagne depuis la transition démocratique des années 1970. Celle-ci s’était construite, en effet, sur l’amnésie et sur l’amnistie. Cette formule qui, à l’époque, semblait être la solution de la raison, apparaît aujourd’hui comme le péché originel de la nouvelle démocratie espagnole.
La vieille droite franquiste n’a pas eu à rendre des comptes. Elle s’est satisfaite de continuer à dénoncer les “crimes des rouges », lors de la Guerre civile, pour justifier « sa » dictature. Et elle se scandalise aujourd’hui que certains puissent mettre en lumière l’ampleur de la répression après la victoire contre la République et les incroyables ignominies qui furent commises au nom de la « croisade » franquiste. Comme l’enlèvement, avec les complicités des autorités et de l’Eglise catholique, de dizaines de milliers d’enfants retirés à des « familles impies » pour les confier à des « foyers vertueux» favorables au régime.
« Le problème », confiait ce dimanche à El Pais l’historien Ian Gibson, « c’est que la droite espagnole se croit propriétaire de l’Espagne et qu’elle considère tous les autres comme des usurpateurs ». Incapable d’assumer les crimes du franquisme, elle apparaît aujourd’hui triomphante, même si deux tiers des Espagnols ont exprimé leur hostilité au jugement prononcé contre Baltasar Garzon.
Cette soif de revanche et cette revendication d’une impunité totale marquent les limites de la transition politique espagnole et démontrent les dangers de fonder le passage de la dictature à la démocratie sur une « conciliation » qui évacue la vérité et la justice. L’amnistie rend la démocratie « conjoncturelle », elle en sape la légitimité en accordant l’impunité à ceux qui ont commis des crimes que le droit international considère pourtant comme imprescriptibles, elle constitue une épée de Damoclès permanente pour l’Etat de droit.
La condamnation de Baltasar Garzon risque sans doute de recréer les fronts de la Guerre civile et d’amener les héritiers des deux camps à se tasser sur leurs souvenirs et à ne dénoncer que les crimes d’en face.

Elle devrait au contraire susciter un changement de paradigme, afin de fonder la mémoire historique non seulement sur l’établissement impartial de la vérité mais aussi sur ces valeurs d’humanité et de justice et sur ces droits humains universels dont le juge Garzon a été toute sa vie l’inlassable militant et qui constituent le socle d’une véritable démocratie moderne.

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Une réponse à Baltasar Garzon, l’homme des vérités qui dérangent

  1. Dervaux dit :

    Le fascisme: c’est la gangrène de Santiago à Madrid! No passaran!!!

    Bravo Mr. Garzon pour votre carrière et votre intégrité! Une minorité peut se targuer d’en posséder à l’heure actuelle dans la sphère politique espagnole!

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