Libye: ne permettre aucune dérive

Qu’est-ce qui distingue un militant des droits humains face aux événements politiques qui secouent le monde ? L’engagement pour la liberté, sans aucun doute, mais aussi le souci d’une impartialité intellectuelle et morale face à tous les acteurs de l’actualité, la recherche et la diffusion des vérités qui dérangent,  la condamnation sans appel de tous les abus d’où qu’ils viennent.

Ce positionnement souvent inconfortable n’est pas synonyme de neutralité, c’est-à-dire de renvoi dos à dos des camps en présence. On peut défendre une cause sans abandonner son sens critique ni son jugement éthique. Cette dualité s’exprime en particulier lors des combats menés au nom de la liberté, lorsque des peuples se soulèvent contre des tyrans et qu’il est tentant de ne pas vouloir « affaiblir leur cause » en exprimant des doutes sur le comportements ou les intentions des groupes qui parlent en leur nom.

Le conflit libyen fournit un nouvel exemple de cette exigence, qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs celle que l’on est en droit d’attendre des journalistes. Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde, avait eu cette belle formule pour illustrer l’idéal d’une presse indépendante : « dire la vérité, même quand ça fait mal, surtout quand ça fait mal ».

Les mises en garde des associations de défense des droits humains, que ce soit Amnesty International ou Human Rights Watch, et de l’International Crisis Group, à l’intention des forces rebelles relèvent de cette volonté de soumettre tous les individus et tous les groupes aux mêmes critères et aux mêmes exigences. Ces ONG ont demandé, en effet, aux insurgés de respecter strictement les droits humains de leurs adversaires et de ne pas se livrer à des exactions ou à des actes de vengeance.

La lutte contre un dictateur n’offre aucune excuse à l’exécution sommaire des ennemis arrêtés ou au mauvais traitement des prisonniers. Au contraire, c’est dans la manière dont les forces rebelles traiteront les partisans de l’ancien régime que se définira la culture politique qui présidera aux « temps nouveaux ».

Cette responsabilité incombe aussi aux gouvernements qui ont appuyé l’insurrection, à l’OTAN, et aux intellectuels qui ont brandi l’oriflamme de la rébellion, à l’exemple de Bernard-Henry Lévy qui, au milieu de ces moments gorgés d’incertitude, exprime, dans un article du Daily Beast, « une joie pure » de libération et d’universalité de la liberté. « Le temps viendra, bien sûr, lorsque des questions seront posées, des doutes s’exprimeront, des erreurs seront commises, des premiers reculs auront lieu », ajoutait-il.

Il ne s’agit pas, pourtant, d’attendre. Il faut prévenir, mettre en garde, face aux risques de dérives de son propre camp. Il faut utiliser son crédit tout de suite pour anticiper et dissuader. C’est l’objet des déclarations des organisations de défense des droits humains qui, tout au long du règne de Kadhafi, avaient dénoncé les exactions et les folies meurtrières du régime, alors que nombre de gouvernements occidentaux, à Londres, Paris ou Bruxelles, courtisaient le dictateur et passaient l’éponge sur ses actions terroristes.

Il faut prévenir maintenant pour éviter que ne se répète cette infamie qui, dans les années 1960 et 70, virent tant d’intellectuels de gauche se taire, au nom de la Révolution ou du tiers monde, face aux brutalités de leurs alliés, que ce soit à Cuba, en Chine ou en Algérie. Et des gens de droite justifier, sur l’autel de la stabilité ou de l’Occident, le règne de Franco ou du général Pinochet.

Se réclamer des droits de l’homme pour condamner un régime et négliger de soumettre ses propres amis idéologiques au même regard critique et aux mêmes principes est une supercherie, une “nouvelle trahison des clercs” pour reprendre le titre du célèbre livre de Julien Benda, publié en 1927. “La trahison des clercs, écrit Michel Winock dans son remarquable essai Le siècle des intellectuels, consiste non pas à s’engager dans une action publique – et Benda de glorifier Voltaire dans l’affaire Calas, et Zola dans l’affaire Dreyfus – , mais à subordonner l’intelligence à des partis pris terrestres“.

Penser contre soi-même, comme le “compagnon de route” André Gide exprimant ses doutes sur le stalinisme dans Retour de l’URSS, comme le catholique Georges Bernanos dénonçant les brutalités franquistes dans Les Grands Cimetières sous la Lune, oser affronter ses inévitables partis pris, soumettre ses coups de cœur au test de la cohérence et de l’honnêteté qu’exige la prétention de défendre la liberté : c’est aussi l’une des exigences soulevées par les Révolutions arabes.

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