“Notre métier: aller sur le terrain”

L’actualité affectionne les télescopages. Mercredi dernier, à Paris, l’indécrottable Canard Enchaîné publiait goulument les notes d’une agence de communication française qui avait représenté l’ex-président tunisien Ben Ali. Dans la ligne de tir de l’hebdomadaire satirique, la crème de la crème du journalisme parisien : Etienne Mougeotte, Christian de Villeneuve, Dominique de Montvalon et d’autres stars du media système, décrits dans cette note comme « les principaux dirigeants de la presse française bienveillante à l’égard de la Tunisie ». « Quand le gratin de la presse française bronzait aux frais de Ben Ali », gloussait le titreur du Canard, qui entrelardait le papier d’un intertitre gouailleur : « Touche pas à mon despote ».

Au moment où les centaines de milliers d’exemplaires du Canard se prélassaient dans les kiosques en attente de leurs fidèles et impertinents lecteurs, quelques dizaines de membres de Reporters sans frontières et du Comité de soutien aux otages français en Afghanistan étaient rassemblés en face au centre Pompidou, à côté d’un sinistre conteneur censé représenter les conditions dans lesquelles Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière étaient détenus depuis 547 jours par leurs geôliers talibans.

Parmi elles, Elise Lucet, directrice du magazine Pièces à convictions sur France 3, l’émission de reportage pour laquelle travaillaient les deux journalistes « retenus » en Afghanistan, Florence Aubenas, ex-otage en Irak et auteure d’une enquête best seller –  Le Quai de Ouistreham -sur la nouvelle précarité sociale en France ou encore Jean-François Julliard, directeur de RSF.

Qui, entre l’article croustillant du Canard et la gravité des journalistes mobilisés pour Stéphane et Hervé, oserait encore parler « des » journalistes, comme s’ils étaient tous du même tonneau et buvaient tous de la même gourde ?

Certes, il faut de tout pour peupler ce monde extraordinaire de l’information qui symbolise la diversité et la cacophonie de la liberté d’expression : des éditorialistes doctes et parfois même ennuyeux, des Colombo fouineurs et teigneux, des grands reporters baroudeurs et des localiers casaniers, des polémistes flamboyants et des billettistes décapants.

Tous, pourtant, sont théoriquement tenus aux mêmes principes et aux mêmes règles de vérité et d’indépendance. Et mercredi, jugés à cette aune, les représentants les plus fidèles de cette tradition du grand journalisme à la française ne faisaient pas les frais de la dérision du Canard enchaîné. Ils étaient à Beaubourg, l’esprit ailleurs, dans les vallées encaissées de l’Afghanistan, imaginant le pire pour leurs amis emprisonnés « parce qu’ils faisaient leur métier ».

A deux heures de l’après-midi, brusquement, le fossé entre ces deux mondes s’est encore creusé, comme après un tremblement de terre. Un coup de fil de l’Elysée annonçait à la compagne de Hervé Ghesquière que les deux otages étaient libérés et qu’ils allaient être de retour le lendemain matin à Paris.

Adieu les banderilles, somme toute inconséquentes, du Canard contre le « gratin de la presse française » et contre des pratiques dont les journalistes cités n’ont pas l’exclusivité. La majorité des journalistes pensaient déjà à autre chose, au retour de leurs confrères libérés, mais aussi aux polémiques qui avaient alourdi les premiers mois de détention et à l’impact que celles-ci avaient eu sur l’opinion.

En janvier 2010, Nicolas Sarkozy et son entourage avaient dénoncé l’ « imprudence » des journalistes « chercheurs de scoops », un général avait même évoqué un coût de recherche de10 millions de dollars. En réalité, selon plusieurs sources, ils auraient surtout été vexés que l’enlèvement des deux journalistes confirmait les critiques américaines selon lesquelles les soldats français « ne tenaient pas » la région de Kapisa qui leur avait été affectée.

Malheureusement, une fois formulée, une accusation même non fondée continue à surnager comme des bouteilles de plastic dans une rade polluée. « Le mensonge, comme le veut le dicton, a déjà fait la moitié du tour du monde quand la vérité n’a pas encore fini de nouer les lacets de ses chaussures». Certains, même des confrères et des consoeurs des deux otages, resteront persuadés, en dépit de tous les démentis, que l’équipe de France 3 aurait mieux fait de ne pas s’aventurer dans ces vallées pourries, où de jour comme de nuit tous les chats, combattants, brigands et talibans, sont gris.

Jeudi après-midi, toutefois, les bougons et les sceptiques n’étaient pas à la fête. Arrivés comme des rock stars dans le grand hall de l’immeuble de France Télévisions, alors qu’on les croyait abattus, sortis du trou et revenus de tout, Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière ont réaffirmé avec une conviction incroyable la nécessité de couvrir les conflits du bout du monde et de le faire en toute indépendance et en pleine conscience des risques encourus : « Nous n’avons pas entrepris l’ascension de la face nord de l’Everest en tongs et en shorts », a clamé Hervé Ghesquière, outré qu’on ait pu mettre en cause son professionnalisme et sa prudence.

« Ils nous ont donné une véritable leçon de journalisme » , écrivait Libération. En rappelant que le risque est inhérent à ce métier et que le journalisme de « proximité » a un sens. « Si votre photo est floue, c’est que vous n’étiez pas assez près », avait fameusement déclaré Robert Capa, l’un des plus célèbres photojournalistes du XXème siècle, l’auteur de la fameuse photo du milicien républicain espagnol fauché par la mort.

« Notre honneur, s’est exclamé le directeur de l’information de France Télévisions, Thierry Thuillier, c’est d’aller sur le terrain ». Et dans  cette forme de journalisme, il n’y a pas de raccourci vers la gloire. Il n’y a pas non plus d’assurance tous risques. Robert Capa, qui avait accompagné les Brigades internationales en Espagne, débarqué avec les G.I. sur les plages de Normandie et couvert la guerre d’indépendance d’Israël, était l’un des reporters les plus burinés de l’histoire. Il sauta sur une mine en 1954 au Vietnam.

Certains ironiseront peut-être de cette évocation des mythes journalistiques, en nous reparlant des « invités spéciaux » de Ben Ali et d’autres dont le talent s’allie effectivement à beaucoup d’entregent.

Sans doute, mais toutes les professions ont besoin de modèles et même de géants. La presse commémore les siens, d’Albert Londres à Hubert Beuve-Méry, chacun dans son registre, de l’errance curieuse à  l’indépendance ombrageuse. Mais une profession se sauve surtout par la manière dont ses membres les plus « normaux », ses fantassins, la pratiquent. Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier étaient des journalistes respectés mais ils n’étaient pas des vedettes du métier. Leur résistance à un an et demi de captivité et surtout leur défense, jeudi à France Télévisions, d’un journalisme de liberté et de responsabilité, ont, un moment, apporté un peu de baume au cœur d’une profession qui se sent trop souvent critiquée et discréditée.

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Une réponse à “Notre métier: aller sur le terrain”

  1. Rolin dit :

    merci pour ce commentaire qui fait du bien après certains articles venimeux qui ont circulé ici et là et dont je t’envoie un exemplaire répugnant. Terrible comme il y a des gens accros au venin. Cécile

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