Il reste encore quelques tickets pour le World Voices Festival of International Literature, organisé la semaine prochaine à New York par le PEN American Center. Des dizaines d’écrivains du monde entier, dont deux Belges, Amélie Nothomb et Luc Sante, vont discuter de mille sujets, mais surtout de la liberté d’écrire et du rôle des intellectuels dans le décodage du monde turbulent et complexe dans lequel nous sommes plongés.
« Est-ce que les écrivains sont encore entendus, aux Etats-Unis et ailleurs, comme le furent Norman Mailer et Susan Sontag ?, s’interrogent les hôtes du Festival, Salman Rushdie, Laszlo Jakab Orsos et K. Anthony Applah. « La littérature, ajoutaient-ils, est habituellement perçue comme une quête individuelle mais elle peut créer une communauté. Après tout, la littérature parle de nous, de la manière dont nous vivons nos vies, de la manière nous aimerions vivre nos vies ».
Cette phrase nous ramène au rôle anticipateur et prophétique des romanciers. Au début de la Révolution égyptienne, Pierre Coopman, qui coordonne l’excellent blog Arab Press, m’avait envoyé un article intriguant, intitulé : Pour prédire les révoltes, il fallait lire les romans. Le site reprenait un article du quotidien Ash-Sharq Al-Awsat, sur le romancier égyptien Mohamed Salmaoui.
Celui-ci, dans un livre intitulé Les Ailes du Papillon et paru trois mois avant les événements, avait prédit le déroulement de la révolution, l’émergence d’une force d’opposition « non-conventionnelle », en dehors des partis et de l’armée, en fait des cyberjeunes lassés d’un pouvoir dans lequel ils ne reconnaissaient pas.
« Si les autorités égyptiennes lisaient plus de romans et moins de rapports de police, elles ne se seraient peut-être pas trouvées en position d’otages d’une place Tahrir bondée de révoltés, facebookistes et autres twitterisés dont le nombre dépasse celui des places disponibles dans les prisons », écrivait l’auteur de l’article.
Le phénomène n’est pas inédit. Un peu partout dans le monde, des écrivains ont écrit sur des révolutions que n’avaient pas prévues les services secrets. En 1955, en Uruguay, alors que les observateurs conventionnels célébraient la « Suisse de l’Amérique latine », sa démocratie et son Etat-Providence, Mario Benedetti avait écrit des romans et des nouvelles qui décrivaient, mieux qu’une note de la CIA, l’érosion du système. Une dizaine d’années plus tard, le pays entrait dans la spirale de la violence avec l’apparition des Tupamaros et un coup d’Etat militaire qui allait enfermer le pays dans une décennie de dictature.
Il y a quelques années, le grand philosophe libéral, Isaiah Berlin, s’était lui aussi attaché à décrire cette prescience des romanciers. Dans un de ses essais, paru récemment dans un recueil intitulé Le Sens des Réalités (Les Belles Lettres, 360 pages), il établissait le lien entre la littérature et la prévision politique. « En deça des manifestations ordinaires de la vie publique, qui donnent du grain à moudre aux sciences humaines, écrivait-il, il existe un ‘niveau inférieur’ de la réalité, mieux appréhendé par les romanciers, les historiens et les hommes d’Etat. Tous partagent le même goût du concret et de l’ineffable », ce qui leur permet de mieux « saisir le caractère d’un événement et la texture d’une civilisation ». (Voir à ce propos le texte consacré à ce livre dans la revue Books de mars 2011).
Ce constat rappelle l’importance des écrivains de fiction dans la connaissance de la réalité. Leurs « inventions » captent parfois des faits, des humeurs, des sentiments qui échappent au regard formaté des services de renseignement ou des journalistes d’actualité.
En d’autres termes, pour savoir ce qui va se passer dans ce monde tourmenté, il vaut peut-être mieux assister aux débats du Festival des Voix du monde que de rendre visite à des analystes de la CIA. De surcroît, New York a bien d’autres charmes que Langley, la petite ville de l’Etat de Virginie où se niche le siège du service de renseignements américain…
On relira avec plaisir, sur le sujet de l’anticipation des crises non conventionnelles dans un monde turbulent, les travaux du Pr. Patrick Lagadec, de l’Ecole Polytechnique de Paris, dont “La Fin du Risque Zéro”.
De nombreuses ressources sont également disponibles sur son site http://www.patricklagadec.net
Article assez neuneu… il y a des milliers de romans qui paraissent chaque année : il n’est pas difficile, après coup, de sélectionner les 3-4 qui sont tombé “juste”. C’est oublier les milliers qui n’ont rien “prévu” du tout.
L’être humain tente toujours de trouver du sens là où il n’y a que des probabilités.