Amr Salah, un des jeunes activistes égyptiens de la Révolution de la Place Tahrir, nous avait prévenus. Vendredi, en direct du Caire, il était intervenu dans un débat organisé à Bruxelles par l’Institut Emile Vandervelde (le centre d’études du Parti socialiste) et son message était sans équivoque : il fallait voter « non » au référendum constitutionnel.
Le jeune militant était convaincu, en effet, que les deux forces les mieux organisées du pays, le Parti national démocratique (NPD, la formation officielle), et les Frères musulmans, allaient l’emporter et fixer ainsi les termes et les conditions de la transition démocratique.
C’est ce qui s’est passé : samedi, plus de 77 % des Egyptiens ont dit « oui » à la révision de la Constitution et ont ainsi placé l’Egypte dans le sillon d’une transition ambiguë.
Depuis que les peuples arabes se sont ébroués pour contester leurs régimes autoritaires, une nouvelle vulgate est née, euphorique, émaillée d’expressions chatoyantes sur la génération FaceBook, émerveillée du vent démocratique soufflant sur une région longtemps considérée comme “inapte à la démocratie”.
L’histoire des révolutions aurait dû nous apprendre, toutefois, qu’il faut se méfier des euphories et que s’il est essentiel d’applaudir à la chute des tyrans, il est tout aussi important de ne pas se laisser happer par l’ivresse des célébrations.
Ces dernières semaines, les tenants d’une version optimiste des révoltes arabes n’ont eu de cesse de critiquer ceux qui brandissent « des épouvantails », à propos du risque de la montée en puissance des islamistes ou de la régression dans de nouvelles formes de militarisme, voire de tribalisme clanique.
Et pourtant, si cette approche plus sceptique n’est pas l’expression d’une paranoïa ou le voile de l’islamophobie, si elle exprime au contraire la prudence et la vigilance face à tout phénomène de masse qui peut à tout moment déraper, elle est non seulement légitime mais essentielle.
Amr Salah était parfaitement conscient vendredi de la faiblesse de ces démocrates égyptiens branchés, laïcisés, modernes, éduqués, qui symbolisent en Europe les révoltes arabes. Mais ces jeunes qui ont attisé le sirocco de la rébellion contre Ben Ali et Moubarak : combien sont-ils ? Que représentent-ils ?
En Egypte, le vote de samedi l’a dit mieux qu’un sondage : moins d’un quart de la population a voté non, à contrecourant de l’appel lancé par les “jeunes démocrates”, par Mohamed ElBaradei et par Amr Moussa, l’actuel secrétaire général de la Ligue arabe. Même si certains électeurs, issus de ces milieux modernistes, comme nous le signale judicieusement un lecteur (voir commentaires), ont pu choisir de voter oui parce qu’ils ont “estimé que le retour de l’armée dans ses baraquements et la fin de l’État d’urgence était une priorité”.
En quelques semaines, les jeunes de la Place Tahrir ont été en grande partie dépouillés de leur Révolution : d’abord par la mise sur pied par l’armée d’une commission de révision de la Constitution qui n’a toléré aucune discussion publique, qui ne comprenait aucune femme et au sein de laquelle trônait un islamiste convaincu ; ensuite la tenue d’un scrutin qui a donné l’occasion aux Frères musulmans de se mobiliser et de démontrer leur force.
Ceux-ci n’ont pas seulement fait bruyamment campagne, alors qu’ils avaient fait mine de modestie et de discrétion au début de la révolution, mais ils ont aussi, selon certaines sources, instrumentalisé la religion, en particulier dans les zones rurales.
Selon des jeunes interviewés par le New York Times, des Frères auraient ainsi prétendu qu’un vote pour le « non » menacerait l’article 2 de la Constitution qui cite la loi islamique comme source principale du droit égyptien. Ce qui était faux, mais ce qui indique aussi que les Frères, du moins ceux-là, n’accepteraient pas une Egypte autre que musulmane. Ce qui serait une atteinte caractérisée à la liberté religieuse et de conscience, au détriment notamment des Coptes mais aussi des laïques. Une vision très éloignée de l’ambiance « peace and love » des premiers jours de la révolution démocratique.
Pour les démocrates, c’est-à-dire pour ceux qui rêvent d’une Egypte libérée du poids de la religion officielle et de l’armée, ce scrutin est un avant-goût de ce qui risque d’arriver lors des prochaines élections législatives et présidentielles.
La marginalisation de ceux qui ont porté l’’espoir de la liberté et de la raison critique au sein des révoltes arabes semble programmée. Au bénéfice de forces qui, contrairement aux experts cités plus haut, ne sont pas des « épouvantails », au profit en particulier des Frères musulmans qui, même « réformés », incarnent largement une conception limitée et régressiste de la démocratie.
« Il ne peut y avoir de révolution progressiste lorsqu’elle se déroule au même moment qu’une renaissance religieuse », notait la semaine dernière le philosophe new-yorkais Michael Walzer, à propos de l’Egypte, déclenchant un bel et vif échange dans les colonnes de la revue Dissent. Les nouvelles récentes venues d’Egypte semblent renforcer sa thèse.
« J’ai peur de cette démonstration de force des Frères musulmans, confiait dimanche au New York Times, Hisham Hawass, un jeune professeur d’université. « Je voudrais tellement que notre pays progresse et notre pays ne progressera pas si les Frères l’emportent ».
Excellent analyse. Dans les “oui”, il y a aussi une proportion de démocrates égyptiens branchés, laïcisés, modernes, éduqués, jeunes et moins jeunes, qui ont estimé que le retour de l’armée dans ses baraquements et la fin de l’État d’urgence était une priorité.
merci pour cette réaction qui souligne un point important de l’analyse à porter sur ce référendum.