L’armée égyptienne est aussi une caste économique

AP Photo/Tara Todras-Whitehill

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Pendant quelques jours, on aura cru que l’armée égyptienne avait choisi le camp de la démocratie. Qu’elle allait, comme lors de la Révolution des œillets au Portugal en avril 1974, descendre dans la rue pour renverser la dictature.
Non, les derniers événements de la place Tahrir ont montré que l’armée n’a rien fait pour assumer son rôle de garant de l’ordre et a laissé passer les nervis, les repris de justice et les brutes du Parti national démocratique (exclu lundi soir de l’Internationale socialiste) et des services de sécurité.

« L’armée a toujours été le régime, note ce matin dans Le Soir Sophie Pommier, auteur de « L’Egypte, l’envers du décor » (La Découverte). Et elle possède de gros intérêts économiques ». Pour comprendre, en effet, la stratégie des forces militaires lors de périodes de troubles et de basculement, il ne s’agit pas seulement de sonder les idées politiques des généraux ou de la troupe. Il importe aussi d’analyser aussi leur stratégie en tant que caste économique.

Dans un article publié en avril 2010 dans le mensuel Espace de libertés, nous avions consacré un essai intitulé « Ma patrie et mes passe-droits » à ce phénomène qui conditionne largement l’action des forces armées. Derrière les déclarations vertueuses et grandiloquentes sur la patrie et nation, de nombreux militaires pensent d’abord, en effet, à leurs privilèges et à leurs prébendes, à leurs clubs privés et à leurs voitures de fonction, à leur contrôle de l’import export ou de pans entiers de l’économie, sans oublier les possibilités offertes par l’industrie de la corruption.

De la Turquie à l’Algérie, du Guatemala à l’Iran, les « complexes militaro-industriels » sont le pouvoir ou imposent largement leur volonté au pouvoir. L’une de leurs exigences est de faire en sorte que toute évolution politique préserve les intérêts privés sonnants et trébuchants de l’armée et surtout de ses dirigeants.

Ce comportement de caste explique en partie les blocages ou les limites des processus de transition démocratique. « En Birmanie, écrivions-nous, le racket que la Junte militaire pratique sur l’ensemble des activités économiques légales (exploitation pétrolière) et illégales (trafic de drogues et d’êtres humains) constitue un des obstacles majeurs à toute libéralisation politique »

Au Pakistan, comme le dénonce Selig Harrison, du Woodrow Wilson International Center for Scholars, « l’armée est le principal obstacle à la paix. Elle utilise les tensions avec l’Inde pour justifier les immenses budgets militaires qui lui assurent un statut privilégié. Des généraux d’active et à la retraite règnent sur un réseau d’entreprises dont l’actif total dépasse les 38 milliards de dollars ».

A Cuba, l’armée commande elle aussi au parti et cette prééminence militaire s’est renforcée avec l’arrivée à la tête de l’Etat de l’ancien ministre de la Défense, Raul Castro. Les termes d’une transition politique, si elle a lieu, seront en grande partie déterminés par les intérêts de la nomenklatura militaire, déjà en charge de la plupart des activités économiques et des joint ventures établies avec des investisseurs étrangers, en particulier dans le secteur touristique.

En Iran, cette emprise militaire ou paramilitaire est massive. Le conflit entre Ahmadinejad et l’opposition ne porte pas seulement, en effet, sur des conceptions différentes du système politique et de la place que doit y tenir le religieux. Il recouvre une autre bataille, tout aussi décisive, celle pour le contrôle du pouvoir économique et de la rente pétrolière ».

Dans l’analyse de la situation égyptienne, ce facteur –les intérêts économiques de l’armée, de ses généraux mais aussi ceux bien plus modestes de ses soldats issus de familles pauvres – déterminera en partie l’ampleur, le rythme et la nature de l’après-Moubarak.
Les Etats-Unis, qui ont largement financé les budget militaires égyptiens, disposent dans ce cadre d’un levier important, mais il n’est pas sûr que le Pentagone soit aussi convaincu que la Maison Blanche de l’urgence de commencer la transition « maintenant ».

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4 réponses à L’armée égyptienne est aussi une caste économique

  1. jacques Giraud dit :

    Pour les nations puissantes = méthodes archi-connues.
    “On fait quelque chose” = 1) on le fait en silence, puis on dit qu’on a bien dû le faire
    2) on le fait, puis on dit “qui, et comment, a pu faire ça !” (cf les gaz toxiques vendus à Saddam) 3) on fait une chose, puis on sur-inonde à foison les medias d’une myriade d’infos contradictoires, dans tous les sens 4)on le fait, on se tait 5) on dit avec colère qu’on va le faire et on le fait parce que c’est insupportable.
    Même Jules césar connaissait déjà la chanson, et l’ignoble moustachu de 1939.
    Messages contradictoires et courroux justifiés : on devrait en rire … mais le sang coule ! Et le mal survit et se propage, inutilement, un jour l’histoire change …mais à quel prix inutile : Homo = OK – Sapiens = loin d’être sûr ! Tristesse = OK OK OK

  2. bernie_liege dit :

    Ouais! Mauvais augure quoi, et pour un peu, c’est un régime islamiste qui va prendre le pouvoir en Tunisie?
    Et concernant l’Egypte, qui vivra verra…

  3. ceunus dit :

    Une chose est quand même à signaler concernant l’armée dans tous ces pays : c’est que, pour les classes sociales inférieures, l’armée est souvent le seul chemin possible. En effet, où à part via l’armée, est-il possible de faire des études d’un certain niveau et d’arriver à sortir d’une condition misérable ? Rappelons-nous le cas d’un Anour el-Sadate, fils de fellah devenu officier supérieur, puis président de la République. C’est ce qui explique que, dans des pays à système social rigide, beaucoup de gens intelligents passent par l’armée (comme, chez nous, on passait jadis par l’Eglise). Evidemment, une fois “arrivés”, esprit de caste et esprit de lucre font que beaucoup rentrent dans une logique de profit personnel qui ne satisfait pas à nos espérances démocratiques. C’est la tragédie du système : l’armée, tremplin démocratique, permet à ceux qui jouent son jeu de bafouer la démocratie… Reste à la génération suivante à suivre le même chemin. Mais, à notre époque, coûts des équipements militaires et explosion démographique font que ledit chemin est beaucoup plus étroit : ce qui enlève des rêves à la jeunesse, quise met alors à aspirer à autre chose. Et cinéma, internet et autres médias donnent des couleurs nouvelles aux rêves.

  4. Evrard Jacques dit :

    Il est assez courant que la presse occidentale veuille écrire l’histoire avant même les événements. Il est clair que tout changement, quel qu’il soit, provoque des remous. Et bien sûr que la question : “à qui profite le crime” reste la question essentielle. Il est cependant écrit dans l’histoire de tous les peuples, c’est que la plupart des dirigeants baratinent le “peuple” et caressent, dans le sens du poil, les naïfs qui les placeront en position pour s’enrichir sur le compte de ces mêmes naïfs.
    Et en Europe occidentale la finesse est de mise, mais les intentions sont les mêmes. Et corruptions et escroqueries, et promesses non tenues, et pressions multiples. Le malheur c’est que aucun vaccin n’existe contre la cupidité et la contagion gagne rapidement les nouveaux venus, et bizarre, aucun ne revendique un vaccin.
    Malheureusement ceux qui ont le plus besoin de changement subissent un changement radical, ils meurent comme des chiens dans la rue ou croupissent dans une prison et ne font qu’alimenter les statistiques.

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